Vingt fois de suite, Juve relut le télégramme, pestant, jurant, bouleversant tout dans le poste de police sous l’œil ahuri de l’agent de garde.
— Vous allez, faisait-il soudain à celui-ci, ne pas bouger d’ici jusqu’à l’arrivée de M. le commissaire. Vous lui donnerez ce télégramme. Vous lui direz de conserver et d’ouvrir toutes les dépêches qui pourraient encore arriver à mon nom, je télégraphierai dans la matinée des instructions pour qu’elles me soient réexpédiées en Angleterre…
— En Angleterre ?
— Oui, je vais y passer immédiatement en profitant du bateau d’excursion de Cook, qui part, si je ne me trompe, dans une heure… c’est bien compris ?…
Juve revenait en hâte retrouver le lieutenant Henri, qui de long en large continuait à arpenter le quai, fumant cigare sur cigare pour. tâcher de retrouver son habituelle lucidité d’esprit, fort compromise par un sommeil invincible.
— Mon lieutenant, lisez ceci…
Et Juve tendit à l’officier une feuille de papier sur laquelle il avait recopié le texte du télégramme :
— Ces maudites gens, ajoutait-il, ont trouvé moyen de nous brûler la politesse…, mais j’ai plus d’un tour dans mon sac et l’aventure n’est pas terminée…
— Qu’allez-vous faire, Juve ?
— Gagner Londres, de toute urgence… venez-vous mon lieutenant ?
Henri de Loubersac réfléchissait :
— Non, déclarait-il enfin… d’abord je n’ai pas le droit de passer à l’étranger sans autorisation, je ne suis pas libre comme vous d’opérer comme bon me semble… et puis j’ai idée qu’il doit y avoir à faire à Paris. Il est inadmissible qu’en surveillant Bobinette qui, d’après ce que vous me disiez hier, est certainement mêlée de près à toutes ces intrigues, nous ne trouvions point des choses intéressantes. Pendant que vous allez enquêter à Londres, je vais donc de mon côté enquêter à Paris… vous m’approuvez, Juve ?…
— Je vous approuve…
Juve accompagna jusqu’à la gare le lieutenant de Loubersac qui, maintenant qu’il avait décidé de regagner la capitale, semblait pris d’une extrême hâte.
Tandis que le policier revenait à pas lents vers la jetée de Dieppe pour y attendre le départ du bateau d’excursion qui, fort opportunément allait lui permettre de gagner l’Angleterre sans avoir à patienter jusqu’à l’heure du paquebot régulier, Henri de Loubersac, seul dans son compartiment, songeait, mélancolique.
Depuis longtemps il aimait Wilhelmine. Son affection, sincère, franche, était née petit à petit, s’était développée. À présent, elle tenait tout son cœur, envahissait toute sa pensée…
Les paroles de Juve, la veille, l’avaient profondément troublé. Dans la précipitation des minutes, dans l’inquiétude de la poursuite qu’il conduisait alors avec Juve, dans l’attente du caporal Vinson, il avait pu s’en distraire. Mais elles revenaient maintenant à sa pensée, mauvaises, bourdonnantes, elles assaillaient son cerveau, il ne pouvait les chasser…
Le jeune homme s’absorba si bien dans ses réflexions qu’il perdit conscience de la marche, assez lente, de son train. Les stations succédaient aux stations, sans qu’il prît connaissance des arrêts… le convoi stoppait en gare de Rouen, qu’Henri de Loubersac s’imaginait à peine avoir quitté Dieppe.
— Il faut me secouer, pensa-t-il…
Homme d’action, il avait horreur des réflexions stériles, des agitations vaines et sans but…
Henri de Loubersac sauta de son wagon, profitant des minutes d’arrêt, il alla se dégourdir les jambes, arpentait les quais de la gare, flânant aux vitrines des kiosques de journaux et d’ailleurs, l’esprit toujours hanté d’une même vision : Wilhelmine…
Il lui fallait bientôt regagner son compartiment ; les hommes d’équipe hâtaient les voyageurs :
— En voiture !… en voiture pour Paris !…
L’officier mit la main sur la rampe, s’apprêta à reprendre sa place. Une stupeur le cloua sur le marchepied…
Tandis qu’il flânait dans la gare de Rouen, une jeune femme voyant le wagon vide, y avait pris place. Elle s’était assise dans un coin du compartiment, et probablement occupée à faire des adieux ou à surveiller l’animation de la gare, avait baissé la glace de la portière, située à l’opposé de celle où Henri de Loubersac, montait.
Le jeune homme ne pouvait encore distinguer le visage de cette voyageuse, mais en vérité rien qu’à son attitude, rien qu’à sa ligne, il croyait la reconnaître…
C’était… oui, c’était…
Après un coup de sifflet strident, le convoi s’ébranlait, lentement d’abord, puis, petit à petit, il accélérait son allure… comme il quittait définitivement la gare, la voyageuse qu’Henri de Loubersac ne perdit point de vue se recula, releva la place et, se retournant enfin, s’assit à sa place… Henri de Loubersac la vit.
— Vous, monsieur Henri ?
— Vous, mademoiselle Bobinette !…
Henri de Loubersac, cependant, se ressaisit rapidement :
— Par quel hasard, commençait-il…
Mais, du ton le plus naturel, Bobinette l’interrompit :
— C’est plutôt à vous qu’il faudrait demander cela, monsieur Henri… moi je reviens de passer quatre jours dans ma famille qui habite Rouen.. J’avais demandé un congé à M. de Naarboveck, mais vous ?…
Le lieutenant Henri mordilla nerveusement un bout de sa moustache blonde, il haussa les épaules en répondant :
— Oh ! moi ! il n’est jamais étonnant de me rencontrer dans un train, puisque je voyage toujours et suis toujours par monts et par vaux… Vous avez des nouvelles de Mlle Wilhelmine ?…
— D’excellentes nouvelles. Vous viendrez à la maison prochainement, monsieur Henri ?
— Je compte aller saluer M. de Naarboveck ce soir même…
La conversation se poursuivit, banale, quelconque, sans aucun intérêt…
— Elle ment ! pensa Henri, tout en écoutant Bobinette qui lui donnait des détails sur son séjour dans sa famille ; elle ment !… Mais je dois feindre d’être dupe.
Dans le wagon cahoté à chaque virage, le lieutenant et la jeune femme causaient de choses et d’autres, d’insignifiances, de mondanités… Mais soudain…
Sous la jupe de taffetas clair, que portait la jeune femme, Henri de Loubersac, tout d’abord, avait distingué un vague liséré noir.
Mais, quelques minutes après, comme la jeune femme faisait un mouvement, sa robe s’était un peu soulevée…
Et cette fois, le lieutenant Henri de Loubersac n’avait pu s’y tromper.
Il avait vu, nettement vu.
Ce qui dépassait par moments de la robe de Bobinette… le vêtement qu’elle portait sous cette robe, c’était… c’était une soutane de prêtre !…
Bobinette, sous sa robe, avait un déguisement de prêtre…
Ah ! parbleu ! Henri de Loubersac comprenait le rôle joué par la perverse créature ! Il se rendait compte pourquoi il la rencontrait dans ce train revenant de Rouen… Bobinette avait joué le rôle du prêtre auprès du caporal Vinson…
Tout autre que le lieutenant Henri de Loubersac se fût peut-être trahi dans la surprise d’une pareille découverte… C’était, en effet, pour lui, la confirmation douloureuse des paroles de Juve, car il semblait difficile d’admettre que Wilhelmine fût complètement innocente des compromissions terribles dans lesquelles était engagée sa dame de compagnie.
Il fallait arrêter Bobinette.
Mais comment procéder ?
Tout en continuant à parler de choses et d’autres, Henri de Loubersac se décidait :