— Ce n’est pas cela qui te mènerait loin ! Il y en a des centaines et des centaines qui croupissent dans ce métier.
Mais Butler se regimbait :
— Hé ! que voulez-vous donc que je fasse ?…
— Il n’y a qu’une carrière au monde : le théâtre ! Il n’y a qu’un seul métier, celui d’artiste.
— Moi, je ne demanderais pas mieux que d’entrer au théâtre, mais je ne sais rien faire.
Son compagnon sans doute attendait cette réponse ; il jeta un coup d’œil dans la direction du jeune homme, sur le cerveau duquel les verres de whiskey commençaient à faire leur effet.
Butler était congestionné, ses yeux devenaient un peu vagues, il paraissait étourdi.
Tommy, après un rapide examen, dut estimer que le moment était propice pour gagner un adepte de plus à la religion de l’art qu’il prêchait avec tant de conviction… tout au moins avec tant d’apparence de conviction.
— Écoute, murmura-t-il, mystérieusement en se penchant à l’oreille de son ami, voilà peu de temps que je te connais, mais tu m’es sympathique et j’éprouve déjà pour toi une extrême amitié… dis-moi que c’est la même chose de ton côté ?
Touché par ce cordial début et légèrement attendri par ses nombreuses libations, Butler leva une main oscillante au-dessus de son verre et proféra :
— Je le jure !
— Bien ! poursuivit le gros personnage qui avait déclaré s’appeler Tommy, et prétendait être clown musical… Bien !… mon cher Butler, je crois que les choses vont s’arranger à merveille. Figure-toi que j’ai rencontré précisément aujourd’hui, en me promenant sur les bords de la Tamise, un imprésario que je connais depuis longtemps, c’est un bon camarade, il s’appelle Paul. Naturellement, nous sommes allés prendre des verres dans un bar, et après avoir bu, je lui ai dit :
« Qu’est-ce que vous faites ici, Paul ? Il m’a répondu : Je cherche un artiste !
« Bien entendu, je me suis proposé d’abord. Toutefois, Paul m’a expliqué qu’il n’avait pas besoin d’un clown, mais simplement d’un professeur. J’ai promis de m’en occuper, de lui trouver quelqu’un. Veux-tu être ce professeur ?
— Professeur de quoi ?
Celui-ci éclata de rire :
— Cela n’a aucune importance, et d’ailleurs, tu ne pourrais jamais imaginer quels seront tes élèves, si je ne te le disais pas. Il s’agit d’apprendre à siffler à des serins japonais…
Butler, bien que gris, haussa les épaules, croyant à une plaisanterie.
Mais le clown insistait, démontrait que si la profession était délicate, elle n’avait rien de ridicule, qu’il suffisait d’avoir de la persévérance et de la bonne volonté. Enfin, argument suprême, on était payé tout de suite.
Tandis que Butler, singulièrement impressionné, – car il commençait à se persuader que son compagnon parlait sérieusement, – réfléchit, le clown, incapable de demeurer en place, s’agitait sur son tabouret et fredonnait d’une voix de fausset, sur l’air des Vieillards de Faust, que précisément à ce moment jouait l’orchestre de tziganes :
— «Tu feras siffler les oiseaux… »
« Pour amuser la galerie… »
Le clown interrompit sa chanson :
— Allons, interrogea-t-il, est-ce décidé ?
— Ma foi, hésita encore Butler, je ne sais pas trop si je dois…
— Mais oui, tu dois.
Butler eut encore un scrupule, son compagnon poursuivait :
— Justement j’ai rendez-vous avec l’imprésario pour dîner ; il doit être dans la salle du bas… veux-tu que j’aille le chercher ?… nous nous réunirons tous les trois et l’on causera de l’affaire ?
Paraissant faire un réel effort de volonté, Butler posa soudain cette étrange question :
— Où faudrait-il aller ? dans quel pays ?
Le plus simplement du monde, Tommy répliqua :
— Mais en Belgique, naturellement ! L’imprésario est belge, comme moi…, nous sommes compatriotes.
Le clown ayant jugé son compagnon enfin décidé, l’abandonnait pour descendre au rez-de-chaussée, retrouver l’imprésario.
Butler, demeuré seul, poussait un soupir et vida encore un verre de whiskey.
***
Se faufilant à travers les tables encombrées de la salle du bas, allant aussi vite que possible, et multipliant les excuses, s’inclinant obséquieusement auprès des gens qu’il dérangeait, le gros homme présenté à Butler, sous la désignation du clown Tommy, se dirigea droit au fond de la pièce.
Il avisait un homme rasé, qui, seul dans ce coin obscur, méditait devant sa consommation.
S’approchant de lui, il interrogea :
— Monsieur Juve, n’est-ce pas ?
— Monsieur le capitaine Loreuil, si je ne me trompe ?
Les deux hommes échangèrent une poignée de mains machinale.
Le personnage que Juve avait appelé capitaine Loreuil répondait à mots précipités :
— C’est moi, en effet, mais dans les circonstances actuelles, je suis Tommy, clown musical belge, et vous êtes M. Paul, imprésario. Ce sont, n’est-ce pas nos conventions ?
— En effet ! déclara Juve à mi-voix, puis il demanda :
— Avez-vous du nouveau ?
L’officier sourit :
— Je tiens votre homme…
— Vous en êtes sûr ?
Le capitaine, qui s’était assis sur la banquette, à côté du policier, se pencha à son oreille :
— Il se fait appeler Butler et prétend être canadien ; il assure également se trouver à Londres depuis quelque temps, mais il ment. Je l’ai parfaitement reconnu pour l’avoir déjà vu à Châlons, alors qu’il entretenait la chanteuse Nichoune et que nous le soupçonnions d’être l’auteur des fuites qui se produisaient dans les bureaux de l’état-major. C’est bien le caporal Vinson. En conséquence, vous pouvez intervenir.
— Intervenir ? Comme vous y allez, mon capitaine ! Songez que nous sommes en pays étranger et qu’il ne s’agit point d’un crime de droit commun ; Vinson n’est pas inculpé d’assassinat, mais simplement de trahison !
— J’aime ce mot : « simplement ».
— Ne le prenez pas en mauvaise part, mais il a son importance au point de vue du droit international. Je ne puis, sous prétexte d’espionnage, arrêter Vinson en Angleterre.
— … Heureusement, poursuivit le capitaine, que nous avons déjà prévu cette difficulté.
L’officier raconta alors à Juve le stratagème imaginé par lui pour convaincre le faux Butler qu’on allait lui procurer une situation.
— Nous sommes, donc bien d’accord, je vais vous présenter l’individu, vous passerez à ses yeux pour être l’imprésario Paul qui veut l’engager comme dresseur de serins et puis, dame… vous vous débrouillerez…
— Il serait urgent de le décider à partir ce soir avec moi…
— Vous m’aiderez, mon capitaine, deux valent mieux qu’un dans une semblable circonstance…
25 – L’ARRESTATION
Dans la vaste gare de Charing Cross, la locomotive haletait.
Le claquement des portières que l’on ferme retentit soudain en une succession de bruits secs et au coup de sifflet du « guard » à l’uniforme chamarré, le train s’ébranla lentement, sortit du hall vitré, s’engagea sur le pont qui traverse la Tamise.
C’était l’express de Douvres, le « Continental Mail ».
Dans un compartiment de première classe, trois voyageurs étaient installés ; ils fumaient de majestueux cigares et avaient les yeux animés, les pommettes rouges, la face luisante de gens qui viennent de faire un excellent repas.
C’étaient Juve, le capitaine Loreuil et le caporal Vinson, qui se connaissaient officiellement les uns les autres, comme étant Butler, jeune Canadien que l’imprésario Paul venait d’embaucher pour partir en Belgique sur la recommandation de leur ami commun, Tommy, musical-clown.
Toutefois, Vinson-Butler était seul dupe de la supercherie.