Si le malheureux garçon avait eu tout son sang-froid, si l’absorption des liqueurs fortes et des vins généreux n’avait pas déterminé en lui un optimisme et une confiance exagérée, le traître déserteur, qui sans cesse devait être en proie aux plus grandes inquiétudes, ne se fût pas laissé emmener de la sorte par ces deux individus qu’il connaissait à peine, et prétextant lui trouver une situation en Belgique.
Mais le policier et le capitaine, fidèles à leur programme, avaient copieusement grisé leur compagnon.
Le train traversait Londres, dominant du haut du viaduc les innombrables toits de l’immense Cité qui s’étend sur un rayon de plus de vingt kilomètres.
On brûlait avec un ronflement ouaté des multitudes de stations brillamment illuminées sur les murs desquelles ressortaient des affiches multicolores, puis le convoi trouait une obscurité de plus en plus grande, au fur et à mesure que l’on s’avançait dans la campagne.
L’infortuné Vinson, nullement troublé, s’endormit rapidement et le bercement du train le plongea, au bout d’une demi-heure à peine, dans un profond sommeil.
Juve et le capitaine veillaient, anxieux, soucieux de voir s’achever au plus vite ce voyage.
Le capitaine fit un signe d’intelligence au policier et celui-ci, s’approchant de lui, murmura à voix basse :
— Tout va bien jusqu’à présent, mais le plus difficile n’est pas fait. Ce que je redoute, c’est Douvres…
— Et vous n’avez pas tort, conclut le capitaine, c’est en effet le point délicat de l’affaire.
On était parti à neuf heures du soir, et vers onze heures moins dix, le train qui avait traversé tout le sud-est de l’Angleterre, ralentit son allure et siffla éperdument avant de s’engager dans les tunnels qui suivent la côte escarpée de la Manche.
Le train ralentit encore. On stoppa quelques instants à la station de Douvres-ville, puis le convoi se remit en marche, lentement, et gagna enfin la jetée, le « Pier », où il allait débarquer ses voyageurs à destination du Continent.
Déjà les employés appelaient les passagers, les invitant à se répartir en deux bandes distinctes, selon que les uns ou les autres se proposaient de gagner la Belgique ou la France.
Vinson, dit Butler, dormait toujours profondément, Juve hésitait à le réveiller, ayant son idée de derrière la tête.
Le policier voulait attendre le dernier moment, l’instant suprême du départ du paquebot pour y monter avec son compagnon qu’il considérait déjà presque comme son prisonnier.
Le capitaine Loreuil errait sur le quai et attendait flegmatiquement en fumant un cigare.
— Allons, Butler ! s’écria Juve soudain, en secouant le traître par les épaules.
Celui-ci eut un sursaut, ouvrit des yeux effarés et balbutia, la bouche pâteuse :
— Qu’y a-t-il, que me voulez-vous ?
Mais Juve hypocritement lui souriait d’un air aimable :
— Eh bien, mon vieux, réveillez-vous, il faut prendre le bateau…
Confusément, le caporal qui titubait à la fois d’ivresse et de torpeur, entendit les employés crier ces phrases significatives destinées à renseigner le public :
— Steamer Victoria pour Ostende ! steamer Empress pour Calais !…
— Dépêchons-nous ! fit Juve, en poussant son compagnon hors du wagon.
Il régnait un brouillard intense, et sans les puissants phares électriques que chacun des paquebots portait au sommet du grand mât il aurait été impossible de s’y reconnaître, de découvrir le long du quai les passerelles qui communiquaient avec eux.
Juve, sous prétexte de cordialité, avait pris le bras du faux Butler. Ce n’était pas superflu : le malheureux, qui vacillait, serait vingt fois tombé pendant sa marche, glissant sur les rails du train, butant contre les paquets de cordages encombrant le « Pier ».
Juve le poussa vers une passerelle : deux secondes après ils étaient sur le pont du navire, et Vinson, qui machinalement lisait l’inscription des bouées de sauvetage accrochées aux bastingages, remarquait qu’elles portaient toutes cette inscription : Empress.
— Mais, interrogea-t-il, en faisant un effort et comme troublé par un pressentiment, une instinctive inquiétude, mais n’ai-je pas entendu dire, tout à l’heure, que ce bateau allait à Calais, tandis que le Victoria…
Précisément, un matelot qui passait entendait ce propos. Il se disposait à renseigner le voyageur, mais Juve l’écarta brutalement, l’air farouche.
— Non, mon vieux, s’écria-t-il, vous bafouillez complètement : c’est le Victoria qui va à Calais, nous autres avec l’Empress, nous partons pour Ostende !
En réalité, Vinson, dans un éclair de raison, heureusement peu durable, pour Juve tout au moins, avait soupçonné la vérité : l’Empress allait bien à Calais, et le caporal était bien à bord de l’Empress.
Le projet de Juve s’était réalisé, conforme au désir du policier.
Juve avait médité de faire croire à Vinson qu’on partait pour Ostende, et de le faire monter à bord du paquebot de Calais, sans qu’il s’en doutât. Le procédé était simple, à condition que Vinson ne s’aperçût de rien. En fait, il avait réussi. Le projecteur, accroché en haut du mât, s’éteignit soudain. Au brouhaha de l’instant précédent succéda un grand silence, et l’on devinait les commandements du capitaine, transmis à la chaufferie, aux seuls tintements grêles des sonneries.
Uniquement éclairé à l’extérieur par ses feux réglementaires, le paquebot qui portait la « malle » franchit les digues et pénétra en mer.
Il régnait sur la Manche un brouillard impénétrable. La sirène se mit à mugir lugubrement, mais, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire par de semblables temps, la mer était encore fort agitée, car le vent avait soufflé du sud-ouest durant tout l’après-midi.
Et sitôt le bateau sorti du port de Douvres, les premiers coups du tangage se firent sentir. Quelques lourdes gerbes d’eau jaillirent à l’avant, déterminant un certain désordre parmi les passagers. Certes, Juve n’avait rien d’un marin, mais il était rebelle au mal de mer, et une traversée un peu mouvementée n’était pas pour l’inquiéter. Tout au contraire, il préférait qu’il se passât quelque chose afin que Vinson ne pût, en toute tranquillité, se préoccuper de savoir exactement où il était. C’est qu’en effet, si la première partie du programme était réalisée, la seconde restait encore à exécuter. Juve et Vinson se trouvaient en effet sur un steamer anglais, et dans le cas où le caporal, comprenant ce qui se passait, refuserait de débarquer, peut-être Juve ne pourrait-il l’y obliger. Il fallait donc l’induire en erreur jusqu’à l’atterrissage sur le sol français.
Juve, désormais, était le seul compagnon du caporal Vinson, le capitaine Loreuil était resté à Douvres, ayant, assurait-il, encore beaucoup à faire en Angleterre.
En vérité, l’officier, estimant que son rôle n’était pas d’arrêter les coupables, mais uniquement de les signaler à la justice, avait préféré ne pas suivre plus loin cette filature, convaincu que le traître se trouvait en bonnes mains.
Le malheureux Vinson n’était d’ailleurs pas en état de raisonner et encore moins de s’apercevoir de la supercherie imaginée par Juve : il souffrait du mal de mer.
— Pour combien de temps en avons-nous ?
Juve savait que la traversée durait une heure, mais, loin d’annoncer ce délai, il répondit à Vinson :
— Trois heures.
C’est le délai dans lequel les paquebots effectuent habituellement le parcours de Douvres à Ostende.
Il convenait, en effet, de parler à Vinson de ce trajet et non point de celui qu’il effectuait réellement.