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— Faut pas s’étonner avec elle, j’te dis qu’elle a d’l’instruction…

***

Minuit et demie venait de sonner.

D’une voix formidable, le patron du Veau-qui-Pleure, le bouge où le grand Geoffroy et son ami passaient la soirée, avertissait :

— Maintenant, les fistons, je ne sers plus que des « sept sous »…

Nulle protestation ne s’élevait. On savait, en effet, que, passé minuit et demie, on se refusait à servir à la clientèle des consommations d’un prix inférieur à sept sous. Sans doute parce que, passée cette heure, la clientèle du Veau-qui-Pleure n’était plus en état de protester.

Geoffroy-la-Barrique resta seul. Il s’était contenté de commander une nouvelle tournée, une tournée de deux verres. Il les buvait l’un après l’autre, ennuyé d’attendre. Un peu essoufflée, un peu intimidée surtout, Bobinette arriva enfin… Pour venir visiter son brave frère, l’élégante demoiselle de compagnie de Wilhelmine de Naarboveck s’était sagement abstenue de faire toilette. Aussi bien, depuis son voyage à Rouen, depuis la rencontre qu’elle avait faite du lieutenant Henri, dans le train avait-elle jugé bon de ne pas reparaître à l’hôtel du diplomate. Elle avait écrit qu’elle était malade.

En réalité, elle était allée s’installer dans un modeste hôtel de la Chapelle, et là attendait les événements, se demandant exactement ce que le lieutenant Henri avait deviné, ce que la police savait… Vagualame ne l’avait point trahie. La police ne l’avait pas inquiétée, elle avait pu rejoindre le lendemain le caporal Vinson, le faux caporal Vinson, bien entendu, mais, en vérité, elle sentait qu’elle était entourée de pièges, que ce n’était plus le moment de plaisanter, qu’il valait mieux disparaître. Bobinette était d’autant plus inquiète qu’elle comprenait moins exactement les événements en train. Après l’arrestation de Vagualame, elle n’avait plus eu qu’une seule idée : se débarrasser le plus vite possible du débouchoir, le livrer, toucher la prime. Or, au lieu du caporal Vinson, qu’elle convoquait suivant les ordres reçus le premier décembre, elle devait apercevoir Fandor…

Elle avait alors écrit à l’Hôtel de l’Armée et de la Marine, s’était travestie en prêtre, ainsi que le lui avait recommandé Vagualame avant son arrestation. Vagualame, qui déjà lui avait fait revêtir ce costume lorsqu’il avait jugé intéressant de la conduire à la frontière et de lui faire rencontrer, sur la route de Verdun, le caporal Vinson. Si Bobinette, en effet, le matin où elle avait rencontré Fandor en Fandor, était elle-même en Bobinette, c’est que la jeune femme s’était fait exactement le même raisonnement que le journaliste…

Fandor s’était dit :

« N’allons pas au rendez-vous du caporal Vinson ; voyons d’abord qui nous convoque. » Bobinette avait pensé :

« Passons en Bobinette sous les arcades, je verrai bien si le caporal Vinson est là, et si par hasard il n’est pas seul… »

Ils s’étaient rencontrés tous les deux sans deviner l’un et l’autre qui ils étaient : Fandor, le faux Vinson ; Bobinette, le prêtre mystérieux… Et ils s’étaient retrouvés sans se reconnaître l’après-midi, chacun ayant repris, à la réflexion et ne jugeant plus la chose dangereuse, sa fausse personnalité.

Ce jour-là, Bobinette avait eu à Rouen une terrible surprise…

Le télégramme reçu au garage, télégramme qui avait tant intrigué le faux caporal Vinson et l’avait en quelque sorte décidé à fuir le lendemain du Carrefour Fleuri, était en effet envoyé à Bobinette par… Vagualame.

Comment Vagualame, qu’elle avait vu arrêter la veille, avait-il pu lui adresser cette dépêche ?

Bobinette se l’était demandé, terrifiée, ignorant qu’il y avait deux Vagualame, un vrai et un faux, et que le faux seul était arrêté…

Dans cette dépêche rédigée en langage chiffré, en langage conventionnel, Vagualame, renseigné par une méticuleuse surveillance de l’Hôtel de l’Armée et de la Marine, l’avertissait d’avoir, coûte que coûte, et le plus rapidement possible, à se séparer du caporal Vinson, qui, lui, n’était pas le vrai caporal Vinson, mais bien un contre-espion…

Bobinette, ou plutôt le faux prêtre, lisant cela, avait pensé s’évanouir d’effroi. Elle n’avait plus eu dès lors qu’une seule idée : disparaître au plus vite.

Mais Vinson craignait que le faux ecclésiastique ne le livrât à l’autorité militaire. Pour parer au danger, il n’avait point voulu permettre à son compagnon de route d’aller coucher à la cure…

Force avait bien été à Bobinette de partager sa chambre avec Fandor-Vinson.

Si bien qu’au petit matin, alors que Fandor proposait de descendre pour préparer la voiture, Bobinette s’était hâtée d’accepter et, perdant la tête, littéralement affolée, s’était enfuie, à pied vers Rouen, tandis que Fandor s’échappait vers Motteville…

Ils laissaient l’un et l’autre dans la chambre le débouchoir qui, quelques heures plus tard, devait occasionner l’arrestation du mécanicien, arrestation qui d’ailleurs, Bobinette l’avait appris par les journaux, n’avait pas été maintenue…

Bobinette rencontrant au cours de sa fuite le lieutenant Henri, et de plus assistant à la gare Saint-Lazare à l’arrestation du faux caporal Vinson, arrestation qui l’ahurissait, avait définitivement compris que les choses se gâtaient pour elle…

Et c’est pourquoi elle avait écrit au baron qu’elle était souffrante. Sans ressources, Bobinette avait mis au Mont-de-Piété les quelques bijoux qu’elle possédait puis, subitement, avait reçu une nouvelle lettre signée « Vagualame ».

Bobinette avait naturellement obéi aux instructions qu’on lui donnait dans cette lettre, plus inquiète de savoir Vagualame libre que de la façon dont il avait pu se procurer son adresse. Elle avait, en effet, eu maintes preuves de la puissance du bandit et n’ignorait pas que celui-ci ne perdait jamais de vue ceux dont il avait intérêt à suivre la piste… Quelques jours avant, s’ennuyant, désireuse aussi de s’assurer une protection qui pouvait, à un moment donné, lui être utile, elle avait écrit à son frère Geoffroy pour lui donner rendez-vous au Veau-qui-Pleure…, histoire de renouer connaissance.

***

— Mets-toi là… proposait Geoffroy-la-Barrique, faisant asseoir Bobinette à ses côtés.

Il ajoutait immédiatement :

— Qu’est-ce que lu prends ?

Bobinette commanda une « consommation de dame », ainsi que le remarqua plaisamment le patron du Veau-qui-Pleure : un sirop de groseille. Puis le frère et la soeur s’interrogèrent sur ce qu’ils étaient devenus. Le brave Geoffroy, avec une naïve franchise, contait ses histoires embrouillées de places prises et abandonnées, de coups de poing donnés et reçus… Pour Bobinette, plus mystérieuse, elle se borna à affirmer à son frère qu’elle était heureuse et tranquille.

— Figure-toi, lui disait-elle, que je suis maintenant demoiselle de compagnie chez une vieille dame, une Russe qui, je crois bien, a eu dans le temps des ennuis avec la police de son pays…

— La police, interrompit le grand colosse ; je n’aime pas beaucoup la police…

— Il vient beaucoup de monde chez elle ! le suis de tous les dîners et de toutes les parties…

— Alors, tu vas payer la douloureuse, si tu es dans une situation prospère ?

— Je vais payer, Geoffroy…

« Cette vieille dame, ma patronne, je crois bien qu’elle s’occupe de…

Mais soudain Bobinette s’interrompit, pâlissant à devenir blanche comme un linge…

Un homme venait d’entrer, un vieillard qui marchait à pas hésitants, le dos voûté sous le poids d’un accordéon…