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Il était un peu plus de onze heures quand la barque accosta Éléphantine au bas d’un chemin se faufilant entre les rochers gris aux formes rebondies évoquant des silhouettes de pachydermes. Approximativement en face de l’endroit de la corniche où mouillait habituellement l’esquif, c’était un coin obscur et beaucoup moins exposé aux regards que le débarcadère du temple où un assez large escalier aboutissait directement à l’esplanade… Farid noua une amarre à un pieu planté dans le fleuve, sans serrer de façon à pouvoir démarrer rapidement en cas de problème, puis resta assis à sa place tandis que les deux autres sautaient à terre. Ainsi en étaient-ils convenus entre eux. De même, le serviteur imiterait à trois reprises le cri du grand-duc en cas de besoin.

Une fois à terre, Marie-Angéline prit la main d’Aldo pour le guider à travers la dense végétation où s’enfonçait le sentier. Ils possédaient individuellement des lampes de poche mais ils ne comptaient pas s’en servir. La nuit sans lune où couraient des nuages était suffisamment claire pour eux, l’un comme l’autre possédant des yeux de chat.

Au sortir d’un bois de sycomores, ils atteignirent les ruines du temple par le côté.

— Faites attention où vous mettez les pieds ! chuchota Plan-Crépin en s’engageant dans un dédale de murs écroulés, de colonnes tronquées, de chapiteaux éparpillés sur le sol et de statues plus ou moins rongées par le temps.

Finalement, on s’arrêta derrière un sarcophage à tête de bélier dont il ne restait plus que la moitié. Un pan de mur protégeait leurs arrières et l’endroit, judicieusement choisi, permettait de voir l’esplanade depuis le haut des marches menant au Nil jusqu’au naos, l’endroit sacré où demeuraient les vestiges de la statue en granit du dieu…

— Je crois que c’est le lieu idéal pour observer ce qui va se passer, reprit la vieille fille.

— S’il se passe quelque chose ! souffla Aldo. Je ne comprends toujours pas pourquoi Assouari aurait choisi ces ruines ?

— À y réfléchir, ce n’est pas tellement surprenant. L’île est son domaine et il est probable que le village nubien situé entre ici et le palais est peuplé uniquement de gens à sa dévotion, sinon à sa botte. Le temple d’un dieu doit convenir à son orgueil…

— Acceptons-en l’augure ! Attendons minuit…

On n’en était plus éloigné, pourtant rien ne bougeait. Le silence solennel qui régnait au milieu de ces vestiges hautains contrastait avec l’écho de la fête que les cinéastes américains organisaient ce soir à l’hôtel en l’honneur d’une star célèbre qui, moyennant sans doute un confortable paquet de dollars, avait daigné accepter un rôle – court mais déterminant ! – dans le film auquel il conférerait ce qu’on pourrait appeler des lettres de noblesse. Le jazz s’en donnait à cœur joie, soutenu de rires bruyants, de cris même, et l’on pouvait imaginer les autres clients – britanniques ou non ! – réfugiés dans leurs chambres avec du coton dans les oreilles…

Enfin dans ce qui avait été le naos quelque chose bougea. Des ombres noires en émergèrent et s’avancèrent devant les restes de Khnoum et, soudain, deux torches s’enflammèrent simultanément, révélant d’immenses Nubiens en turbans et galabiehs noirs. Il y en avait une vingtaine, à peu près tous semblables :

— Pas besoin d’aller chercher plus loin les assassins d’El-Kholti, souffla Aldo. Je crois que les voilà !

— Ceux d’Ibrahim Bey aussi, je suppose. Ils sont nombreux, hélas !

— Chut… ! Voici leur patron !

Ali Assouari vint prendre place sur le devant entre les deux porteurs de torches. Sous le haut tarbouch rouge à gland de soie, son visage paraissait aussi sombre que son vêtement, l’espèce de redingote descendant jusqu’aux genoux, à col officier, que portaient les notables égyptiens en cérémonie. Autour du cou un ruban pourpre soutenait un étrange bijou : une croix ansée qui pouvait mesurer quinze ou seize centimètres, faite d’un métal qui brillait comme de l’or.

— La croix volée au British Museum ! commenta Aldo. Il l’arbore comme un trophée !

— J’apprécie moins ce qu’il tient dans sa main droite !

Contre le pli du pantalon, la flamme d’une torche venait d’allumer l’éclair sinistre d’une lame d’acier. Assouari arrivait au rendez-vous qu’il avait fixé avec un sabre nu. Aldo sortit son revolver, débloqua la sûreté et inséra une balle dans le canon.

— On dirait que vos prédictions sont en défaut, constata-t-il amèrement. S’il ose lever son coupe-chou sur Adal, je ne le louperai pas !

Sans répondre, Marie-Angéline tira un pistolet de sa ceinture et l’arma.

Cependant, appuyé sur son sabre, Assouari s’était avancé d’un pas et se mettait en position d’attente… Quelques minutes s’écoulèrent.

— C’est Adalbert ! émit en sourdine Aldo dont la gorge se serra.

L’archéologue venait effectivement d’apparaître en haut des marches, suivi d’un Nubien braquant un fusil sur lui. Ce dont il ne semblait pas se soucier outre mesure. Aldo ne put s’empêcher d’admirer son allure.

Portant avec élégance un smoking impeccable, il fumait une cigarette aussi tranquillement que s’il participait à une réunion mondaine mais s’en débarrassa quand, en prenant pied sur l’esplanade, il découvrit son comité d’accueil. On put même le voir sourire :

— Il est magnifique ! exhala Marie-Angéline avec une ferveur qui accéléra les battements de son cœur et mouilla ses yeux.

— Il n’y a pas que vous à avoir eu des ancêtres aux croisades : lui aussi !

Cependant, Adalbert s’était mis en marche et progressait d’un pas tranquille vers son ennemi. À mesure qu’il approchait, son sourire s’accentuait mais nuancé de mépris. À quelques mètres il s’arrêta, et on put même l’entendre rire :

— Impressionnant ! plaisanta-t-il. On se croirait au théâtre du Châtelet (17). Mais ce déploiement était-il si nécessaire pour une simple transaction ?

— Ce n’en est pas une. Vous avez l’Anneau ?

— Sans lui, je ne vois pas ce que je viendrais faire ici !

— Montrez-le-moi !

— Non !

— Non ?

— Auparavant, je veux voir Mlle Hayoun !

— C’est impossible !

— Dans ce cas…

Adalbert avait pâli mais, insoucieux en apparence du mortel danger qu’il laissait derrière lui, il tourna les talons pour retourner au bateau. La voix moqueuse de l’Égyptien le rattrapa aussitôt :

— En revanche, je peux vous montrer la princesse Assouari ?

Lentement, Adalbert fit demi-tour :

— Vous l’avez épousée ? En dépit du fait…

— Que nous sommes du même sang ? C’est une tradition égyptienne vieille de plusieurs millénaires. Vous devriez le savoir, vous qui êtes égyptologue ? À présent j’attends vos vœux de bonheur ! Donnez-moi l’Anneau !

— Pas question ! Quel que soit le nom dont vous l’affublez, je veux la voir avant !

— Rien ne m’oblige à vous satisfaire ! répondit l’autre avec arrogance. Vous êtes seul, sans défense, mes hommes sont nombreux…

— … et je n’ai pas d’armes alors que vous avez jugé bon de vous munir de la lardoire parfaitement ridicule que je vois au bout de votre bras. Vous avez l’intention de me faire sauter la tête ?

— À vous, non, parce que j’ai besoin de vous. À elle, oui ! Je vous ai dit que je la tuerais si vous ne me remettiez pas l’Anneau. Qu’elle soit ma femme ou non ne change rien à ma détermination… puisque j’ai obtenu d’elle ce que je voulais…

— Ah ! Le fameux plan que vous prétendez détenir ?

— Non, son corps ! Je l’ai possédé tout mon soûl la nuit dernière ! Un délice… mais à présent je peux la tuer sans une hésitation ! L’Anneau !

D’un geste vif, Adalbert porta la main à sa bouche :

— Avancez d’un seul pas et je l’avale ! Mon élocution s’en trouvera sensiblement changée, mais Démosthène mettait bien des cailloux dans sa bouche pour améliorer la sienne !

— Cela m’obligerait à vous faire ouvrir le ventre et me retarderait ! Or j’ai besoin de vous… en bon état de fonctionnement. Le moment est venu de vous mettre les points sur les i : je ne vous laisserai pas repartir, vous allez être mon hôte le temps qu’il faudra pour que vous déchiffriez ce plan qui doit être plus vieux que Mathusalem.