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— Morbleu, je dormirais bien, songeait le bon Juve, mais il ne sera pas dit que je succomberai à la fatigue dans les dernières minutes. Il faut que je tienne bon, je tiendrai bon.

Et puis, brusquement, Juve songeait que sa tâche eût été singulièrement simplifiée si à ce moment il avait pu avoir comme compagnie son inséparable ami Fandor, son fils, presque. Mais qu’était devenu Fandor ?

Juve ne le savait pas, Juve ne le savait plus, et même ce n’était pas sans une certaine inquiétude qu’il songeait au journaliste.

Énervé, Juve ouvrit brusquement la porte d’entrée de son appartement, traversa le corridor obscur, sentant un peu le moisi, cette odeur de tous les appartements inhabités depuis quelque temps, et pénétra dans son cabinet.

Or, Juve n’était pas entré dans la pièce, il tenait encore en main le bec-de-cane de la porte, qu’abasourdi, il devait s’arrêter, immobilisé, les yeux dilatés par la surprise, mais non point par la peur car Juve ne connaissait pas ce sentiment.

Juve aurait été peut-être fondé cependant à éprouver à cette minute une vive crainte. Le spectacle qu’il voyait était peu rassurant.

Devant lui, face à la porte par laquelle il entrait, Juve apercevait son bureau, et, derrière son bureau, visiblement ayant fouillé dans ses tiroirs, ayant bouleversé ses papiers, mais maintenant se tenant debout, un revolver à la main, un revolver braqué dans sa direction, un homme : le lieutenant prince Nikita, un homme dont l’attitude était faite de colère et de folie, un homme hors de lui évidemment et qui accueillait le policier par ces mots, prononcés d’une voix que la haine faisait trembler :

— Pas un cri, pas un geste. Je sais que vous êtes un traître. Je vous tuerai sans merci.

Certes, tout autre que Juve, mis à cette minute en face d’un individu en apparence aussi résolu aux pires extrémités que l’était le prince Nikita, eût été affolé.

Juve, lui, ne tressaillit même pas.

— Nom d’un chien, voilà que le lieutenant Nikita est devenu fou, se dit-il simplement.

— Vous permettez que je pose mon chapeau ? demanda tranquillement Juve, qui savait qu’il importe avant tout de ne jamais exciter les déments, de ne pas raisonner avec eux. Je suis très fatigué, cher monsieur et enchanté de vous revoir.

Juve allait continuer à bavarder avec le lieutenant prince, feignant de ne pas s’étonner de sa présence, mais l’officier russe ne lui en laissait pas le loisir. De sa même voix vibrante de rage, il reprenait :

— Ah çà, vous plaisantez. Vous êtes fatigué, monsieur Juve ? Belle affaire. Vous serez moins fatigué dans quelques minutes, vous pourrez vous reposer longtemps, toute l’éternité. Je vais vous tuer.

Juve resta très calme.

— Ce n’est pas gentil, répondait-il, affectant de rire, se gardant du moindre mouvement, et commençant à trouver l’aventure déplaisante. Vous voulez me tuer ? pourquoi donc ?

— Vous êtes un traître !

— Et vous, vous êtes fou.

— Je suis fou, monsieur ? Vraiment ? Ah ça, qui de nous deux est le plus fou ? de vous, qui m’avez trahi et qui revenez benoîtement chez vous, sans vous douter que je vous y guette, que je vous y attends, ou de moi, qui vais me venger de votre trahison, et qui, après, me ferai sauter la cervelle, s’il le faut ?

Juve s’assit.

— Je ne vous comprends pas du tout, déclara-t-il. Vous me parlez tout le temps de trahison. En quoi vous ai-je trahi ?

— En quoi vous m’avez trahi ?… en ceci : vous vous étiez engagé, monsieur Juve, à retrouver le portefeuille rouge. J’étais chargé par mon gouvernement de le rapporter au tsar. Le tsar attendra demain, monsieur, à la frontière, que je vienne lui restituer ce document. Je ne saurais le faire si vous ne me le livrez pas. Or, vous ne me le livrez pas. Le portefeuille rouge que vous deviez me remettre, vous ne l’avez pas retrouvé. Ou vous n’avez pas voulu le retrouver, je n’en sais rien.

« Demain le tsar croira que je n’ai point su me dévouer à sa cause, mais demain je serai mort, je me serai tué de ma propre main. Et vous serez mort aussi, vous, Juve, parce que j’estime que si vous l’aviez voulu, vous auriez le portefeuille et que vous ne l’avez pas.

— Le voici.

Le bras de l’officier, une seconde avant tendu vers Juve, le menaçant d’un revolver, s’abaissa lentement.

Et des lèvres du lieutenant s’échappaient une série de phrases, de phrases sans suite, qui trahissaient le désarroi de sa pensée :

— Je ne le vois pas. Ce n’est pas lui. C’est impossible. Ah mon Dieu.

Dans l’excès de son bonheur, l’envoyé du tsar semblait ne plus même comprendre que c’était bien le portefeuille rouge, le fameux portefeuille rouge qu’il avait là, à portée de sa main, offert à son désir, retrouvé, sauvé, prêt à être remis au tsar.

Le policier en cet instant goûtait l’âpre volupté du triomphe, du triomphe définitif qu’il venait de remporter sur Fantômas, en faisant parvenir à l’envoyé du tsar le portefeuille rouge, ce portefeuille rouge que Fantômas avait voulu ravir, qu’il avait ravi par deux fois, mais que Juve pouvait être fier de lui avoir repris. Juve, toutefois, était trop simple, trop bon aussi pour éterniser l’angoisse du malheureux officier.

Il le voyait devant lui, pâle et tremblant, si ému qu’il ne pouvait articuler une parole. Il en eut pitié.

— Prince Nikita, commençait Juve, remettez-vous donc, tout est bien qui finit bien. Vous avez maintenant le document. Je suis déchargé de ma mission. J’ajouterai à cela un conseil. Ne gardez pas trop longtemps le portefeuille rouge en votre possession, hâtez-vous de le porter au tsar. Ceux qui ont intérêt à s’en emparer ne reculeront devant rien, vous le savez, pour arriver à leurs fins. Vous avez le portefeuille, c’est bien. Quand vous l’aurez remis au tsar, ce sera mieux encore.

— Vous avez raison, monsieur Juve, je suis maintenant, moi aussi, pris d’une hâte extrême de me débarrasser de ce redoutable document. Mais n’ayez crainte, avant de venir vous retrouver, avant la sotte scène que je viens de vous faire et dont je vous demande infiniment pardon, j’avais bien réfléchi. J’ai examiné la manière dont je dois faire tenir ce document au tsar. Je suis assuré que rien n’empêchera l’Empereur, mon maître, d’en prendre connaissance.

— Vous êtes assuré, demanda-t-il, que rien ne vous arrivera ? que vous parviendrez sans encombre jusqu’au tsar avec ce portefeuille dans votre poche ?

— Vous allez voir.

Le prince Nikita tira de sa poche un élégant canif d’argent. Il l’introduisit de force dans le maroquin et, devant Juve ébahi, il commença à couper le cuir du portefeuille, du portefeuille rouge qu’il lui était impossible d’ouvrir en raison de sa serrure secrète incrochetable.

— Vous le voyez, monsieur Juve, je coupe le cuir de ce portefeuille. J’ouvre ce portefeuille : voici le document, je le lis.

Le prince Nikita, visiblement en proie à une terrible émotion, mais parfaitement de sang-froid, raisonnait à merveille, faisant le geste qu’il annonçait.

Il ouvrit en effet le portefeuille rouge, il en tira une feuille de papier aux armes impériales, il lut le document.

— Monsieur, commença Juve, vous parliez tout à l’heure de trahison. L’ordre était formel. Nul ne devait parcourir ce document secret.

— Je le sais, monsieur Juve.

Toujours très pâle, le prince Nikita continuait de prendre connaissance du mystérieux papier.

Il le lisait lentement, en homme qui en grave les mots dans sa mémoire, il le lisait avec un soin extrême, puis le lisait à nouveau, le relisait encore.

— Maintenant, monsieur Juve, déclara brusquement le prince Nikita, je réciterai ce texte par cœur.

— Vous ne deviez pas le connaître.

— Non, monsieur Juve, ce n’est pas tout à fait exact. Nul, hors le tsar, ne doit connaître le contenu de ce texte. Voilà tout. Je vous donne ma parole que nul ne le connaîtra.

— Mais vous, prince.