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— Pressons, messieurs, conduisez-nous, prince Nikita. J’ai un maudit enrouement, je ne tiens pas à l’aggraver en prenant froid.

Bien que les frères Rosenbaum, tout comme le prince Nikita, d’ailleurs, fussent un peu déçus de la sécheresse qui perçait dans les paroles impériales, ils n’avaient pas à marquer leur mécontentement :

— Excellence, si vous voulez me suivre, en effet… commença le prince Nikita.

Et, marchant devant l’Empereur – car l’usage veut, en Russie, que le souverain soit toujours précédé de quelqu’un, pour le cas où un danger pourrait se trouver sur sa route – le lieutenant guida le tsar vers le cabinet garni de fleurs où il allait avoir à « rendre compte » de sa mission :

— C’est ici que nous devons causer ? eh bien, causons, lieutenant. Vous avez le portefeuille ?

Le tsar ne s’était même pas débarrassé de son paletot. Il gardait son chapeau sur la tête, il avait l’air de vouloir en quelques minutes finir un entretien déplaisant.

— Mon Dieu songeait cependant le prince Nikita, considérant son auguste maître et frémissant de plus en plus à la pensée de la terrible confidence qu’il allait avoir à lui faire. Pourvu qu’il ne m’en veuille pas.

— Prince, dit le tsar, qui nerveusement tirait de sa poche une cigarette russe, et se penchait au-dessus d’une lampe familièrement, pour l’allumer, je vous attends. Donnez-moi ce portefeuille.

Le lieutenant mit un genou en terre et avoua :

— Sire, je ne l’ai pas.

Mais le prince Nikita n’avait pas achevé de parler que, brusquement, le tsar se retourna :

— Vous ne l’avez pas ? demandait-il d’une voix devenue frémissante, vous ne l’avez pas ? allons donc, je ne veux pas vous croire. Je sais qu’hier soir…

— Sire, je ne l’ai pas. Je ne l’ai plus.

— On vous l’a repris ?

— Je l’ai détruit, sire.

— Vous l’avez détruit ? Vous êtes fou.

— Non, sire, mais chargé par l’Auguste Bienveillance de Votre Majesté de la terrible mission de rapporter ce portefeuille, j’ai estimé que Votre Auguste Bienveillance avait trop compté sur moi, que je n’étais pas certain de pouvoir, fût-ce au péril de ma vie, sauver ce portefeuille des convoitises de vos ennemis et c’est pourquoi, sire, je l’ai détruit. Mais je l’ai détruit après avoir lu le document qu’il contenait, après avoir gravé chacun de ses mots au plus profond de ma mémoire.

— Lieutenant, je ne vous comprends pas.

— Sire, Votre Majesté va comprendre.

En quelques mots, en effet, le prince Nikita mit le tsar au courant des multiples aventures qui avaient marqué le sauvetage du portefeuille rouge au moment du naufrage du Skobeleff.

Il lui dit, vantant avec une touchante sincérité le dévouement de Juve, combien avait été périlleuse la recherche du portefeuille rouge, maintes fois volé, toujours retrouvé, et seulement la veille au soir, définitivement parvenu entre les mains du policier.

— Sire, concluait le prince Nikita, hier soir, quand j’ai tenu ce document, intéressant la Russie tout entière dans mes mains tremblantes, j’ai pensé que l’on pouvait me tuer, que l’on pouvait me ravir encore une fois ce portefeuille et qu’alors, peut-être, jamais plus Votre Majesté ne pourrait connaître ce document. Sire, voici les renseignements qu’il contenait, que Votre Majesté m’écoute.

En quelques mots, mais employant sa langue natale, cette langue russe dont les inflexions sont douces et mélodieuses, le prince Nikita, baissant les yeux, répéta le texte, d’ailleurs fort bref, qu’il avait appris par cœur, la veille.

— Sire, reprit alors l’officier, maintenant, vous savez, maintenant, ma mission est remplie.

Et le prince Nikita, levant les yeux, osa regarder face à face le tsar.

Or, le souverain était si pâle, si blême, serrait les dents dans un geste de colère si furieux, que le prince Nikita eut peur.

— Ah, Petit Père, s’écria-t-il avec un accent de dévouement passionné et usant du tutoiement respectueux qu’emploient les Russes quand ils prient, sans doute j’ai trahi les ordres quand je me suis permis de lire ce document secret, mais, tu dois le comprendre, si j’ai agi ainsi, c’est qu’il me semblait que c’était le seul moyen que j’avais en ma possession d’arriver à te faire savoir ce que tu devais savoir. Petit Père, pardonne-moi.

La voix du prince Nikita tremblait. C’est d’une voix plus tremblante encore que le tsar finit par répondre :

— Lieutenant, mes ordres interdisaient à quiconque de prendre connaissance du contenu du portefeuille rouge. Quand vous l’avez ouvert, vous avez su ce que vous n’auriez jamais dû savoir.

— Petit Père, répondit-il, c’est vrai, tu as raison. J’ai su ce que je ne devais pas savoir, ce que tu devais connaître seul, mais ne dis pas, Petit Père, que je t’ai trahi. Non, ne le dis pas. Maintenant, tu sais, et maintenant encore, puisque tu ne me pardonnes pas, tu vas être seul à savoir. Le lieutenant prince Nikita n’est pas de ceux qui sauvent leur vie au prix d’un manquement à l’honneur. Comprends-moi bien. Petit Père, tu sais, toi, et, je te le répète, tu vas être seul à savoir.

Brusquement, le prince Nikita reculait.

Quelque chose brilla dans sa main qu’il approchait de sa tempe.

Une détonation sèche retentit.

Le lieutenant prince Nikita était mort.

Il venait de se faire sauter la cervelle.

Or, la détonation résonnait encore dans l’usine. L’Empereur, livide, n’avait pas encore eu le temps de se pencher sur le corps de celui qui venait de mourir « pour ne plus savoir », pour remplir son devoir, qu’un brouhaha formidable éclatait dans le corridor voisin de la pièce où se tenait le tsar.

31 – LA LOI QUI SAUVE

— Vous, foutez-moi le camp.

— Mais enfin, monsieur Juve. Vous ne vous rendez pas compte de la gravité.

— Foutez-moi le camp. Comprenez-vous ? Non, tant pis.

— Mais je vous dis encore une fois, monsieur Juve.

Juve, d’un mouvement rageur, appela trois hommes qui, derrière lui, se tenaient immobiles, semblant attendre ses paroles.

— Puisqu’il ne veut pas s’en aller, prenez-le par les épaules et jetez-le dehors. Ah, nom de Dieu, nous avons autre chose à faire en ce moment qu’à écouter ses doléances.

Les trois hommes, d’un seul mouvement, se précipitèrent sur l’interlocuteur que Juve venait de désigner à leur dévouement.

— Embarquez-le, ordonna Juve, à la porte.

Il s’agissait de M. Rosenbaum aîné, et c’était de chez lui qu’avec un beau sang-froid Juve faisait chasser l’industriel.

Mais pourquoi Juve était-il si en colère ?

Que faisait le policier, à genoux, dans la cour de la cristallerie, et à ce point nerveux, qu’indifférent à tout protocole, oubliant même qu’il se rendait coupable d’un véritable abus de pouvoir, d’une violation de domicile, il ordonnait en effet de chasser M. Rosenbaum ?

Juve ne semblait nullement prêt à se calmer.

Toujours à genoux, et tandis qu’on expulsait M. Rosenbaum aîné, Juve criait :

— Ah ! nom de Dieu, mais on ne trouvera donc pas une lanterne ? une bougie ? les minutes pressent, les secondes.

Près de lui, silencieux, effarés par son courroux, abrutis par sa vivacité, deux hommes qu’on distinguait mal dans l’ombre levaient les bras en signe de désespoir.

— On en cherche partout, on va vous apporter de la lumière tout de suite.

— Ça ne sera pas malheureux.

Du bout de la cour, en effet, un homme surgit qui s’avançait en courant aussi vite qu’il le pouvait, tenant un falot à la main, se précipitant vers Juve et suivi à distance par d’autres hommes qui couraient aussi.

— Voilà de la lumière, annonça le personnage qui rejoignit Juve.

Le policier arracha presque le falot.

— Nom d’un chien, jura-t-il encore, je n’arrive pas à m’éclairer. Et puis, quel drôle de système.