Mariani venait le voir, il s’était sorti intact de l’évacuation. Il lui apportait des journaux, il commentait les nouvelles.
« Une violente contre-offensive des troupes franco-vietnamiennes, lisait-il, a permis d’arrêter la progression de l’ennemi dans la Haute-Région. On a dû évacuer une ligne de postes pour renforcer la défense du Delta. L’essentiel tient bon. Nous voilà rassurés. Tu sais qui c’est ?
— Qui ?
— Les troupes franco-vietnamiennes.
— C’est peut-être nous. Dis, Mariani, on ne se mélangerait pas un peu ? Nous sommes l’armée française, et nous menons une guerre de partisans contre l’armée régulière d’un mouvement qui mène une guérilla contre nous, qui luttons pour la protection du peuple vietnamien, qui lutte pour son indépendance.
— Pour se battre, on sait faire. Pour ce qui est du pourquoi, j’espère qu’à Paris ils savent. »
Cela les faisait rire. Ils avaient du plaisir à rire ensemble.
« On a retrouvé Rufin ?
— On a capté son dernier message. J’ai tanné le type des transmissions jusqu’à ce qu’il me donne la transcription exacte. Il ne disait pas grand-chose. “Les Viets sont à quelques mètres. Salut à tous.” Et puis plus rien, le silence, m’a dit le type des transmissions, en fait ce bruit de la radio quand elle ne transmet rien, comme un crépitement de sable dans une boîte en métal.
— Tu crois qu’il a pu filer ?
— Il savait tout faire. Mais s’il a filé, il traîne dans la jungle depuis ce temps-là.
— Ce serait bien son genre. L’ange de la guerre menant sa guérilla tout seul, ici et là dans la forêt.
— On peut rêver. »
Ils évoquèrent Moreau, qui n’avait pas eu la mort héroïque qu’il méritait. D’un autre côté, on meurt toujours vite fait. À la guerre, on meurt à la sauvette. Quand on le raconte avec lyrisme, c’est un pieux mensonge, c’est pour en dire quelque chose ; on invente, on dilate, on met en scène. En vrai, on meurt à la cloche de bois, en vitesse, en silence ; et après aussi c’est le silence.
Son oncle vint voir Salagnon. Examina lui-même sa blessure, demanda l’avis du médecin.
« Tu dois nous revenir en forme, lui dit-il avant de partir. J’ai des projets pour toi. »
Il se reposait ; il passa son temps à se promener dans cet hôpital tropical, dans ce grand jardin sous les arbres, dans ce sauna de la Terre qu’est l’Indochine coloniale. « Je me mets à mollir », disait-il en riant à ceux qui de temps à autre venaient le voir, comme on met à mollir les biscuits de mer dans les navires qui traversent l’océan, pour les rendre à nouveau comestibles.
Il se mettait à mollir, pour mieux cicatriser, comme le faisaient les soldats abîmés, mais l’opium ne lui disait rien. Il fallait pour en prendre se coucher et cela faisait dormir ; lui, préférait s’asseoir, car ainsi il pouvait voir, et peindre. Les gestes du pinceau lui suffisaient à réduire la pesanteur, à se libérer de la douleur, et à flotter. Il allait dehors, dans les rues de Hanoï, il mangeait dans les gargotes de trottoir des soupes pleines de morceaux flottants. Il s’asseyait au milieu du peuple des rues et restait longtemps, à regarder, il s’asseyait dans les maisons de thé sous un arbre, deux tables et quelques tabourets, où un type maigre en short passe, avec une bouilloire cabossée, remplir d’eau chaude toujours le même bol, toujours les mêmes feuilles de thé qui, peu à peu délavées, ne sentent plus rien.
Il prenait son temps, il se contentait de regarder, et il dessinait les gens dans les rues, et les enfants qui couraient en bandes ; les femmes aussi il se contentait de les dessiner. Il leur trouvait une grande beauté, mais une beauté propre au dessin. Il ne s’approchait pas suffisamment d’elles pour les voir autrement que d’un trait. Elles étaient lignes pures de tissu flottant, linge sur la corde, et leurs longs cheveux noirs comme une coulée d’encre laissée par le pinceau. Les femmes d’Indochine marchaient avec grâce, s’asseyaient avec grâce, tenaient avec grâce leur grand chapeau conique de paille tressée. Il en dessina beaucoup et n’en aborda aucune. On le moqua de sa timidité. Il finit par suggérer, sans trop de détails, qu’il était fiancé à une Française d’Alger. On ne le moqua plus, mais on loua son courage avec des sourires entendus. Complice, on évoquait le tempérament de feu des Méditerranéennes, leur jalousie tragique, leur agressivité sexuelle incomparable. Les femmes asiatiques continuaient de passer au loin dans un froissement de voile, hautaines, gracieuses, affectant d’être inaccessibles, et vérifiant discrètement autour d’elles l’effet produit. Elles ont l’air froides, comme ça, disait-on. Mais quand on a franchi cette barrière, quand on a trouvé le déclic, là, alors… Cela voulait tout dire. De n’en dire pas plus lui convenait.
Le fantôme d’Eurydice lui revenait dans tous ses moments d’oisiveté. Il lui écrivit encore. Il s’ennuyait. Il ne croisait que des gens qu’il ne souhaitait pas côtoyer. L’armée changeait. On recrutait des jeunes gens en France, il se sentait vieux. Il vint par bateau une armée de crétins qui voulaient la solde, l’aventure, ou l’oubli ; ils s’engageaient pour un métier, car en France ils n’en trouvaient pas. Pendant ces semaines où il se soigna en marchant dans Hanoï il apprit l’art chinois du pinceau. Il n’est pourtant en ce domaine rien à apprendre : il n’est qu’à pratiquer. Ce qu’il apprit dans Hanoï, c’est l’existence d’un art du pinceau ; et cela vaut pour apprendre.
Avant de rencontrer son maître, il avait beaucoup peint pour occuper ses doigts, donner un but à ses promenades, voir mieux ce qu’il avait devant les yeux. Il envoyait à Eurydice des forêts, des fleuves très larges, des collines pointues emmêlées de brumes. « Je te dessine la forêt comme un velours énorme, comme un sofa profond, lui écrivait-il. Mais ne t’y trompe pas. Mon dessin est faux. Il reste en dehors, il s’adresse à ceux — les bienheureux — qui ne mettront jamais les pieds dans la jungle. Ce n’est pas si consistant, pas si profond, pas si dense, c’est même pauvre en son aspect, très désordonné dans sa composition. Mais si je la dessinais ainsi, personne ne croirait qu’il s’agit de la jungle, on me penserait mélancolique. On trouverait mon dessin faux. Alors je le dessine faux, pour qu’on le croie vrai. »
Assis, adossé à un tronc de la grande avenue bordée de frangipaniers, il esquissait au pinceau ce qui se voyait des belles demeures entre les arbres. Son regard allait de la feuille aux façades coloniales, cherchait un détail, son pinceau se suspendait un instant au-dessus du pot d’encre posé à côté de lui. Sa concentration était telle que les enfants accroupis autour de lui n’osaient lui parler. Par le dessin il accomplissait ce miracle de ralentir et de rendre silencieux une bande d’enfants asiatiques. À mi-voix, de leurs monosyllabes d’oiseaux, ils s’apostrophaient en se montrant un détail du dessin, ils le pointaient du doigt dans la rue, puis riaient derrière leur main de voir la réalité ainsi transformée.
Un homme tout vêtu de blanc, qui descendait l’avenue en balançant une canne, s’arrêta derrière Salagnon et regarda son croquis. Il portait un panama souple, et s’appuyait mais à peine, juste pour l’élégance, sur sa canne de bambou verni.
« Vous vous interrompez trop souvent, jeune homme. Je comprends que vous vouliez vérifier si cela que vous avez tracé est vrai, mais pour que votre peinture vive, autant que vous, autant que ces arbres que vous voulez peindre, il faut que vous n’interrompiez pas votre souffle. Vous devez vous laisser guider par l’unique trait de pinceau. »