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Cela eut une fin, un jour, à l’heure habituelle, où Salagnon se présenta à la porte, et celle-ci était entrouverte. Il tira la cloche qui servait à appeler les domestiques mais on ne vint pas. Il entra. Il traversa tout seul les grandes pièces vides jusqu’à la salle d’apparat consacrée à peindre. L’armoire laquée de rouge, les fauteuils, la table, s’élevaient dans la lumière poussiéreuse de l’après-midi comme des temples abandonnés dans la forêt. Le vieux domestique gisait en travers de la porte. Un trou s’ouvrait dans son crâne, entre les yeux, mais il n’en sortait presque aucun sang. Son vieux corps sec ne devait presque plus en contenir. Son maître était à sa table à peindre, le front sur un rouleau ancien définitivement gâché. Sa nuque disparaissait dans une bouillie sanglante, les instruments de peinture étaient renversés, l’encre mêlée au sang formait sur la table une flaque luisante d’un rouge très profond. Elle semblait dure ; Salagnon n’osa pas la toucher.

On ne retrouva pas le jeune domestique.

« C’est lui, affirma Salagnon devant son oncle.

— Ou pas.

— Il n’aurait pas fui.

— Ici, quoi que l’on ait fait, on fuit. Surtout un jeune homme dont les soutiens ont disparu. Si la police l’avait interrogé, il aurait été coupable. Ils savent très bien faire. Avec eux on avoue ; tout. Notre police coloniale est la meilleure du monde. Elle trouve systématiquement les coupables. Toute personne arrêtée est coupable, et finit par avouer. Donc le moindre témoin fuit ; et ainsi devient coupable. C’est imparable. En Indochine on n’a que l’embarras du choix pour trouver un coupable ; il suffit de le ramasser, la rue en est pleine. Toi-même pourrais l’être.

— C’est à cause de moi qu’il est mort ?

— Possible. Mais ne te surestime pas. Un noble annamite a de nombreuses raisons de mourir. Tout le monde peut y avoir intérêt. D’autres aristocrates, pour faire un exemple, décourager les occidentalisations trop voyantes ; le Viêt-minh, pour creuser le fossé colonial, le faire croire irrémédiable ; les commerçants chinois, qui trafiquent l’opium et tiennent les maisons de jeu, avec la bénédiction de Bao Daï, la nôtre, celle du Viêt-minh, car tout le monde passe à la caisse ; nos services, pour brouiller les pistes et faire croire que ce sont les autres, et qu’ensuite ils s’entretuent. Et puis ce peut être son jeune boy, pour des raisons personnelles. Mais lui-même pourrait être à son tour manipulé par tous ceux dont je viens de te faire la liste. Et eux-mêmes, manipulés par les autres, ainsi à l’infini. Tu as remarqué qu’en Indochine on meurt très vite, pour des raisons imprécises. Mais si les raisons sont floues, on meurt toujours nettement ; c’est même la seule chose nette en ce foutu pays. On en vient à l’aimer.

— L’Indochine ?

— La mort. »

Salagnon dessinait dehors. Autour de lui le nombre d’enfants était inimaginable, ils braillaient, ils piaillaient, ils sautaient dans la rivière en contrebas, ils couraient pieds nus sur la route en terre. Des camions passèrent à la file, soulevant de la poussière, crachant du gasoil noir, précédés de deux motos qui allaient avec un grondement de basse d’opéra, leurs pilotes bien droits avec de grosses lunettes et des casques de cuir. Les gamins les suivirent en courant, ils se déplaçaient toujours en bandes et en courant, leurs petits pieds nus claquant sur la terre, ils se moquaient des soldats assis à l’arrière des camions, des soldats fatigués qui leur faisaient quelques signes de la main. Puis le convoi accéléra avec des cliquetis de métal, des grognements de moteur, répandit derrière lui un nuage de poussière de terre jaune et les gamins s’égaillèrent comme des étourneaux innombrables, se rassemblant à nouveau, courant dans de nouvelles directions, et plongeant tous dans la rivière. Les enfants ici sont en nombre inimaginable, bien plus qu’en France, on croirait qu’ils jaillissent du sol trop fertile, qu’ils poussent et se multiplient comme les jacinthes d’eau sur les lacs immobiles. Heureusement qu’ici on meurt vite, car le lac serait recouvert ; heureusement qu’ils se multiplient aussi vite, car l’on meurt tant que tout serait dépeuplé. Comme dans la jungle, tout pousse et s’effondre, mort et vie en même temps, d’un même geste. Salagnon dessinait des enfants qui jouent autour de l’eau. Il les dessinait d’un pinceau épuré, sans ombre, d’un trait vibrant, ils bougeaient tout le temps, au-dessus du trait horizontal de la surface de l’eau. À mesure que dans ce pays il s’enfonçait dans la mort et dans le sang, il envoyait à Eurydice des dessins de plus en plus délicats.

Quand le soleil rouge disparaissait à l’ouest, Hanoï s’agitait. Salagnon allait manger, il se fit encore ce soir-là servir une soupe — jamais dans sa vie il ne mangea autant de soupes. Dans leur grand bol elles étaient tout un monde flottant dans un bouillon parfumé, comme l’Indochine flotte dans l’eau de ses fleuves et dans les parfums de chairs et de fleurs. On posa le bol devant lui où parmi les légumes en cubes, les nouilles transparentes et la viande en lamelles, était une patte de poulet toutes griffes dehors. Il remercia de cette attention : on le connaissait. Autour de lui les Tonkinois mangeaient vite avec des bruits d’aspiration, des soldats français commandaient de nouvelles bières, et des officiers de l’air, qui avaient posé leur belle casquette à ailes dorées sur la table, bavardaient entre eux et riaient des récits que lançait chacun, l’un après l’autre. Ils l’avaient invité à les rejoindre, entre officiers, mais il avait décliné en montrant son pinceau et un carnet ouvert sur une page blanche. Ils avaient salué d’un air compréhensif, s’en étaient retournés à leur conversation. Salagnon préférait manger seul. Dehors l’agitation ne faiblissait pas, dedans les Tonkinois se relayaient pour manger, toujours très vite, et les Français traînaient à table, pour boire et bavarder. Une dame mûre permanentée apportait les plats, les yeux fardés de bleu et la bouche bien rouge. Elle houspillait sans cesse la jeune fille qui faisait le service du bar en robe fendue, sans un mot, qui se tortillait comme une anguille pour éviter les soldats et eux essayaient de l’attraper en riant. Elle apportait des bières à table sans jamais ralentir, et Salagnon ne savait pas si la patronne lui ordonnait d’échapper aux mains des soldats ou de s’y laisser prendre.

La lumière s’éteignit. Le ventilateur qui tournait en grinçant s’arrêta. Cela déclencha une traînée d’applaudissements, de rires et des cris faussement effrayés, tous prononcés par des voix françaises. Dehors le ciel luisait encore, et les lampes à pétrole accrochées aux échoppes de la rue donnaient des lueurs tremblantes. Des coups de feu claquèrent. Sans un mot, les Tonkinois sortirent tous ensemble. Les deux femmes disparurent, on ne les entendit plus, et les Français restèrent seuls dans la gargote. Ils se turent et commencèrent à se lever, on voyait leurs silhouettes et les flammes orange des lampes du dehors se reflétaient sur leur visage. Salagnon avait été surpris le bol entre les mains, en train de boire, quand la lumière s’était éteinte. Il n’osa continuer de peur d’avaler dans la pénombre la patte de poulet avec ses griffes. Les yeux s’habituèrent. Un mouvement de foule enfla dans la rue. Il y eut un bruit de course, des cris, des coups de feu. Un jeune Vietnamien ébouriffé jaillit dans la salle. Les flammes tremblotantes l’éclairaient de rouge, il brandissait un pistolet et fouillait l’ombre du regard. Il repéra les chemises blanches ornées de dorures et tira sur les officiers de l’air en criant : « Criminels ! Criminels ! » avec un fort accent. Ils tombèrent, touchés, ou bien se jetèrent au sol. Il restait dans l’encadrement de la porte, pistolet brandi. Il se tourna vers Salagnon assis, son bol de soupe entre les mains. Il s’avança, pistolet pointé, vociférant quelque chose en vietnamien. Ce fut là sa chance, qu’il parle au lieu de tirer. À deux mètres devant Salagnon il s’arrêta, les yeux fixes, il crispa les doigts, il leva son arme, il visait un point juste entre les yeux de Salagnon qui tenait des deux mains son bol de soupe sans trop savoir où regarder, son bol et la patte qui flottait, les yeux, la main qui le menaçait, le canon noir, et le Vietnamien s’effondra dans le fracas d’une rafale de mitraillette. Il tomba face contre la table, qui s’écroula. Salagnon se leva par réflexe, sauva son bol de soupe qu’il tenait toujours à deux mains et perdit son flacon d’encre qui se brisa. La lumière revint, et le ventilateur repartit avec son grincement régulier.