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Dans l’entrée, deux parachutistes armés pivotaient lentement, leur corps maigre arqué autour de leur mitraillette. Ils exploraient la salle de leurs yeux de chasseurs. L’un d’eux retourna du pied le Vietnamien abattu.

« Vous avez de la chance, mon lieutenant. Un peu plus, il vous en collait une à bout portant.

— Oui, je crois. Merci.

— Plus de chance que nos pilotes en tout cas. Ceux-là, sans leurs ailes, ils ont bien du mal. »

L’un des officiers de l’air se relevait, sa chemise tachée de sang, et se penchait sur les autres, encore à terre. Le parachutiste fouillait le Vietnamien d’une main habile ; il lui retira son pendentif, un bouddha d’argent de la taille d’un ongle, retenu par un lacet de cuir. Il se tourna vers Salagnon et le lui lança.

« Tenez, mon lieutenant. Avec ça il aurait dû être immortel. Mais c’est à vous qu’il a porté chance. Gardez-le. »

Le lien était taché de sang, mais déjà sec. Ne sachant où le mettre, Salagnon se le passa au cou. Il finit sa soupe. Il laissa la patte de poulet, griffes ouvertes, au fond du bol. Les deux femmes ne réapparurent pas. Ils partirent tous ensemble, en emportant les morts et les blessés.

COMMENTAIRES VI

Je la voyais depuis toujours, mais jamais je n’aurais osé lui parler

« Et ensuite ?

— Rien. Les choses allèrent d’elles-mêmes leur cours sinistre. Je survécus à tout ; ce fut le principal événement digne d’être rapporté. Quelque chose me protégeait. On mourait autour de moi, je survivais. Le petit bouddha qui ne me quittait pas devait absorber toute la chance disponible autour de moi et me la communiquer ; ceux qui s’approchaient de moi mouraient, et pas moi.

Regarde, me dit-il. Je l’ai encore. »

Il défit plusieurs boutons de sa chemise et me le montra. Je me penchai, il me montra sa poitrine maigre semblable à une plaine asséchée qui s’érode, où autrefois coulaient des rivières. Des poils gris la couvraient à peine, la chair s’en retirait, la peau se repliait sur les os qu’elle moulait mollement de petits plis ; cela formait un réseau fossile, celui des rivières de Mars où aucun liquide ne coule plus, mais dessous, en profondeur, coule peut-être encore un peu de sang.

Au bout d’un lacet de cuir que je ne lui avais jamais remarqué pendait un petit bouddha d’argent. Il était assis en lotus, ses genoux pointaient sous sa robe à plis, il levait une main ouverte ; et avec beaucoup d’attention on pouvait deviner un sourire. Il fermait les yeux.

« Vous le portez toujours ?

— Je ne l’ai jamais quitté. Je l’ai laissé comme au premier jour. Regarde. »

Il me montra des encroûtements de rouille là où la statuette faisait des plis : le cou, les jambes repliées.

« Je ne l’ai jamais nettoyé. L’argent ne rouille pas, c’est le sang de l’autre. Je garde avec moi le souvenir du jour de ma mort. Je n’aurais pas dû survivre à ce moment-là, tout le reste de ma vie m’a été donné en plus. Je le garde contre moi, c’est un monument aux morts que j’emporte, à la mémoire de ceux qui n’ont pas eu de chance, et à la santé de ceux qui en ont eu. Comme trophée, je l’aurais nettoyé ; mais c’est un ex-voto, alors je le laisse comme il était. »

Le lacet de cuir luisait, ciré par des décennies de sueur. Il n’avait pas dû le changer non plus, ce devait être le cuir d’un buffle noir qui pâturait en Indochine dans les profondeurs du siècle précédent. Peut-être cela lui avait-il donné une odeur, mais je ne m’approchais pas suffisamment pour le savoir. Il le remit contre sa poitrine et se reboutonna.

« Il doit me servir de cœur, ce petit bonhomme avec ses yeux fermés. Je n’ai jamais osé m’en éloigner, le poser trop longtemps, j’avais peur que quelque chose s’arrête et que ce soit vraiment fini. Il est fait de juste assez de métal pour couler une balle, une balle d’argent que l’on utilise contre les loups-garous, les vampires, les êtres maléfiques que l’on ne tue pas par les moyens habituels. Alors je l’ai ramassée, cette balle qui ne m’a pas eu, cette balle qui avait un billet à mon nom, et tant que je la tiens bien cachée, tant que je la serre contre moi, elle ne m’atteindra pas. Personne n’a vu ce bouddha, sinon Eurydice qui m’a vu nu, sinon mes potes parachutistes qui m’ont vu en calecif, ou sous la douche, mais ils sont morts à l’heure qu’il est, et puis toi. De toute cette histoire, je ne garde que cette mort que je n’ai pas eue.

— Vous n’avez rien rapporté, rien gardé ? des objets exotiques qui vous feraient des souvenirs ?

— Rien. À part un talisman et des blessures. Il ne me reste rien de ces vingt ans de ma vie ; à part des peintures, j’en ai fait tant, et j’essaye de m’en débarrasser. La chaleur qu’il faisait là-bas m’a guéri de l’exotisme. Et pourtant c’était un sacré bazar que l’Indochine, tout le monde y vidait son grenier, on trouvait de tout : armes américaines, sabres d’officiers japonais, sandales de Viêt-minh en pneus Michelin, objets chinois antiques, meubles français cassés, tout ce qu’on y avait amené se tropicalisait. Je n’ai rien gardé. J’ai tout laissé, perdu au fur et à mesure ; on me l’a aussi pris, détruit ou confisqué, et ce qui pouvait rester, ce qui reste dans le grenier d’un vieux militaire, comme un béret ou un insigne, une médaille, parfois une arme, je l’ai jeté. Il ne me reste aucun souvenir. Ici, rien n’a plus à voir avec ça. »

Entourés que nous étions de tous les objets imbéciles qui décoraient la pièce, qui ne montraient que leur idiotie, qui affirmaient très visiblement n’être liés à rien d’autre qu’à eux-mêmes, je le croyais aisément.

« Il ne me reste que ça, le bouddha d’argent que je viens de te montrer ; et puis le pinceau que j’utilise encore, je l’avais acheté à Hanoï sur les conseils de celui qui fut mon maître. Et puis une photo. Une seule.

— Pourquoi celle-là ?

— Je ne sais pas. Le petit bouddha, je ne le quittais pas, il n’a jamais été plus loin qu’à portée de main depuis cinquante ans ; le pinceau, je l’utilise encore ; mais la photo j’ignore pourquoi je l’ai toujours. Peut-être ne doit-elle sa survie qu’au hasard, car il faut bien que quelque chose reste. Sur la masse d’objets que j’ai manipulés pendant vingt ans, il y en a qui échappent, on les retrouve un jour, et on se demande pourquoi.

« J’aurais pu prendre la décision de la déchirer, de la jeter, mais je n’en ai jamais eu le cœur. Cette photo, je l’ai gardée, elle a surmonté toutes les formes de disparition et elle est encore là, comme un vestige banal dont on se demande comment il a pu passer les siècles alors que tout le reste autour a disparu, une trace dans le sable, une sandale abîmée, un jouet d’enfant en terre cuite. Il y a une forme de hasard archéologique qui fait que certains vestiges, sans qu’il y ait de raison, restent. »

Il me montra une photo de petite taille, moitié moins grande qu’une carte postale, bordée de blanc et dentelée comme on le faisait alors. Dans cette petite surface se serraient des gens debout, face à l’appareil, autour d’une grosse machine à chenilles. On n’y voyait pas grand-chose, à cause de la taille des silhouettes et des gris peu contrastés. On économisait le papier photo et les produits chimiques, et les laborantins des petites villes d’Indochine étaient des amateurs, qui travaillaient trop vite.