« N’y voir rien a contribué à ce que je la garde. Je me promettais toujours de reconnaître ceux qui étaient là, et de compter ceux qui restaient. À force d’attendre, cela a tendu vers zéro ; il ne reste plus que moi, je crois. Et puis peut-être la machine, une grosse carcasse qui rouille dans la forêt. Tu m’as trouvé ? »
On avait du mal à distinguer les visages, ils n’étaient qu’une tache grise, où un fonçage infime figurait les yeux, et un point blanc le sourire. J’avais du mal à reconnaître l’engin, sa tourelle n’était pas celle que l’on voit aux chars, il ne semblait en dépasser qu’un tuyau court. Derrière on devinait des frondaisons confuses.
« La forêt du Tonkin ; on disait parfois la jongle, mais cette prononciation a disparu. Tu me trouves ? »
Je le reconnus enfin à sa grande taille, sa sveltesse, et à sa façon triomphante de porter sa tête, à sa posture d’enseigne plantée dans le sol.
« Là ?
— Oui. La seule image de moi pendant vingt ans, et on me reconnaît à peine.
— Vous étiez où ?
— À ce moment-là ? Partout. Nous étions la Réserve générale. Nous allions où cela n’allait pas. On m’y avait affecté après ma convalescence. On avait besoin d’hommes en forme, d’hommes chanceux, d’immortels. Nous ne nous déplacions qu’en courant, nous sautions sur l’ennemi. On nous appelait : nous venions.
« J’ai appris à sauter d’un avion. Nous ne sautions pas beaucoup, nous allions surtout à pied, mais sauter est un geste intense. Nous étions livides, muets, en ligne dans la carlingue du Dakota qui vibrait et nous n’entendions plus rien d’autre que le moteur. Nous attendions devant la porte ouverte sur rien par où s’engouffraient d’horribles courants d’air, le vacarme des hélices, le défilement de différentes sortes de vert, en dessous. Et un par un nous sautions au signal, sur l’ennemi qui est en bas, nous sautions sur son dos, lèvres retroussées, dents ruisselantes, griffes tendues, les yeux rouges. Nous nous jetions dans l’atroce mêlée, nous nous précipitions sur eux après un vol rapide, une chute où nous n’étions rien qu’un corps nu dans le vide, les joues vibrantes, le ventre serré de peur et du désir d’en découdre.
« Ce n’était pas rien que d’être parachutiste. Nous étions des athlètes, des hoplites, des bersekers. Il nous fallait ne pas dormir, sauter la nuit, marcher des jours et des jours, courir sans jamais ralentir, nous battre, porter des armes horriblement lourdes et les tenir propres, et toujours avoir le bras assez ferme pour enfoncer un poignard dans un ventre, ou porter le blessé qui devait être porté.
« Nous embarquions dans de gros avions fatigués avec un paquet de soie replié dans le dos, nous volions sans dire un mot et, arrivés au-dessus de la forêt, des marécages, d’étendues d’herbe à éléphant, que l’on voit d’en haut comme des nuances de vert mais qui sont autant de mondes différents, qui portent autant de souffrances particulières, de dangers spéciaux, différentes sortes de mort, nous sautions. Nous sautions sur l’ennemi caché dans l’herbe, sous les arbres, dans la boue ; nous sautions sur le dos de l’ennemi pour sauver l’ami pris au piège, prêt à succomber, dans son poste assiégé, dans sa colonne attaquée, qui nous avait appelés. Nous ne nous occupions de rien d’autre : sauver ; venir très vite, nous battre, nous sauver nous-mêmes ensuite. Nous restions propres, nous avions la conscience nette. Si cette guerre avait l’air sale, c’était juste la boue : nous la faisions dans un pays humide. Les risques que nous prenions purifiaient tout. Nous sauvions des vies, en quelque sorte. Nous n’étions occupés que de ça. Sauver ; nous sauver ; et entre-temps courir. Nous étions des machines magnifiques, félins et manœuvriers, nous étions l’infanterie légère aéroportée, maigre et athlétique, nous mourions facilement. Ainsi nous restions propres, nous, les belles machines de l’armée française, les plus beaux hommes de guerre qui furent jamais. »
Il se tut.
« Tu vois, reprit-il, il y a chez les fascistes, en plus de la simple brutalité, qui est à la portée de tous, une sorte de romantisme mortuaire qui leur fait dire adieu à toute vie au moment où elle est le plus forte, une joie sombre qui leur fait par exaltation mépriser la vie, la leur comme celle des autres. Il y a chez les fascistes un devenir-machine mélancolique qui s’exprime dans le moindre geste, le moindre mot, qui se voit dans leurs yeux — ils ont un éclat métallique. Pour cela, nous étions fascistes. Du moins nous affections de l’être. Nous apprenions à sauter pour cette raison-là : pour trier, reconnaître les meilleurs d’entre nous, rejeter ceux qui tourneraient casaque au moment du choc, pour ne garder que ceux qui se moquent de leur propre mort. Ne garder que ceux qui la regardent droit dans les yeux, et avancent.
« Nous ne faisions rien d’autre que de nous battre, nous étions des soldats perdus, et nous perdre nous protégeait du mal. Moi, je voyais un peu davantage, à cause de l’encre. L’encre me cachait, l’encre me permettait de m’éloigner un peu, de voir un peu mieux. Pratiquer l’encre c’était m’asseoir, me taire, et voir en silence. Notre étroitesse de vue nous donnait une incroyable cohésion, dont nous fûmes ensuite orphelins. Nous vivions une utopie de garçons, épaule contre épaule ; dans la mêlée il n’y avait que l’épaule du voisin, comme dans la phalange. Nous aurions voulu toujours vivre ainsi, et que tous vivent comme ça. La camaraderie sanglante nous paraissait tout résoudre. »
Il se tut encore.
« Cet engin à chenille, le relançai-je, on vous parachutait avec ?
— C’est arrivé. On nous parachutait des armes lourdes en pièces détachées, pour établir dans la forêt des camps retranchés, pour attirer les Viets et qu’ils s’empalent sur nos pointes. Nous servions d’appâts. Ils ne voulaient rien davantage que détruire les bataillons parachutistes ; nous ne voulions rien de plus que détruire leurs divisions régulières, les seules qui étaient à notre taille. À un contre cinq en leur faveur, nous considérions l’affrontement comme égal. Nous jouions à cache-cache. On nous envoyait parfois du ciel ces grosses machines. On les déplantait du sol, on les remontait, elles tombaient en panne. Dans ce fichu pays rien d’autre que nous ne fonctionnait ; l’homme nu, qui tient une arme dans sa main.
— La forme de la tourelle est bizarre.
— C’est un char lance-flammes. Un char américain récupéré de la guerre du Pacifique, qui servait aux assauts sur la plage ; avec ça ils brûlaient les bunkers en troncs de cocotier que les Japonais avaient construits sur toutes les îles. C’était facile à faire, des troncs fibreux, du sable, des blocs de corail biens durs, et ça résistait aux balles et aux bombes. Pour les détruire, il fallait lancer des flammes liquides par les meurtrières, et brûler tout à l’intérieur. Alors ils pouvaient avancer.
— Vous faisiez pareil ?
— Le Viêt-minh n’avait pas de bunkers ; ou alors si bien cachés que nous ne les trouvions pas ; ou alors dans des endroits où les chars n’allaient pas.
— À quoi servait votre char alors ? Vous posez autour comme s’il était votre éléphant préféré.
— Il servait à nous transporter sur son dos, et à brûler les villages. C’est tout. »
Ce fut moi qui me tus, cette fois.
On avait jeté sur l’Indochine une étrange armée, qui avait pour seule mission de se débrouiller. Une armée disparate commandée par des aristocrates d’antan et des résistants égarés, une armée faite de débris de plusieurs nations d’Europe, faite de jeunes gens romantiques et bien instruits, d’un ramassis de zéros, de crétins, et de salauds, avec beaucoup de types normaux qui se retrouvaient dans une situation si anormale qu’ils devenaient alors ce qu’ils n’auraient jamais eu l’occasion de devenir. Et tous posaient pour la photo, autour de la machine, et souriaient au photographe. Ils étaient l’armée hétéroclite, l’armée de Darius, l’armée de l’Empire, on aurait pu l’employer à mille usages. Mais la machine avait un mode d’emploi clair : incendier. Et ici il n’était à incendier que les villages et leurs maisons de paille et de bois, avec tout ce qu’il y avait dedans. L’outil même empêchait que cela tourne autrement.