La maison brûla et tous ceux qui étaient dedans. Comme il s’agissait de paille tout cela brûlait bien. Les feuilles séchées qui faisaient le toit flambaient, le feu prenait au mur de vannerie, cela embrasa enfin les piliers de bois et le plancher, cela fit un ronflement énorme qui mit fin à tous les cris. Ces gens-là crient toujours avec leur langue qui n’est que cris, qui semble imitée des bruits de la forêt, ils criaient et le ronflement de l’incendie recouvrit leurs cris, et quand le feu se calma, qu’il ne resta que les piliers noircis et le plancher fumant, il n’y avait qu’un grand silence, des craquements, des braises, et une odeur répugnante de graisse brûlée, de viande carbonisée, qui plana au-dessus de la clairière pendant des jours.
« Vous avez fait ça ?
— Oui. Les morts nous en voyions tellement, en tas, des tas de morts enchevêtrés. Nous les enterrions au bulldozer quand l’affaire était finie, la reprise d’un village ou l’accrochage avec un régiment viet. Nous ne les voyions plus ; ils nous importunaient par l’odeur, et nous essayions de nous en protéger en enterrant tout. Les morts n’étaient qu’un élément du problème, tuer n’était qu’une façon de faire. Nous avions la force, alors par son usage nous faisions des dégâts. Nous tentions de survivre dans un pays qui se dérobe : nous ne nous appuyions sur rien si ce n’est les uns sur les autres. La végétation était urticante, le sol meuble, les gens fuyants. Ils ne nous ressemblaient pas, nous ne savions rien. Nous pratiquions pour survivre une éthique de jungle : rester ensemble, faire attention où nous mettions les pieds, nous ouvrir un chemin au sabre d’abattis, ne pas dormir, tirer dès que nous entendions la présence de fauves. À ce prix-là, on sort de la jungle. Mais ce qu’il aurait fallu, c’était ne pas y aller.
— Tout ce sang, murmurai-je.
— Oui. Ce fut bien un problème, le sang. J’en ai eu sous les ongles, pendant des jours dans la forêt, un sang qui n’était pas le mien. Quand je prenais enfin une douche, l’eau était marron, puis rouge. Une eau sale et sanglante coulait de moi. Puis c’était de l’eau claire. J’étais propre.
— Une douche, et voilà ?
— Au moins une douche, pour continuer à vivre. J’ai survécu à tout ; et ça n’a pas été facile. Tu as remarqué que ce sont les survivants qui racontent les guerres ? On croit à les entendre que l’on peut s’en sortir, qu’une providence vous protège et qu’on voit la mort du dehors s’abattre sur les autres. On en arrive à croire que mourir est un accident rare. Dans les endroits que j’ai fréquentés on mourait facilement. L’Indochine où j’ai vécu était un musée des façons d’en finir : on mourait d’une balle dans la tête, d’une rafale en travers du corps, d’une jambe arrachée par une mine, d’un éclat d’obus qui faisait une estafilade par où l’on se vidait, haché menu par un coup de mortier au but, écrasé dans la ferraille d’un véhicule renversé, brûlé dans son abri par un projectile perforant, percé d’un piège empoisonné, ou plus simplement — même si c’est mystérieux — de fatigue et de chaleur. J’ai survécu à tout, mais cela n’a pas été facile. Au fond je n’y suis pas pour grand-chose. J’ai juste échappé à tout ; je suis là. Je crois que l’encre m’y a aidé. Elle me dissimulait.
« Mais maintenant c’est la fin. Même si je n’y crois pas vraiment, je vais bientôt disparaître. Tout ceci que je te raconte je ne l’ai raconté à personne. Ceux qui l’ont vécu n’en ont pas besoin, et ceux qui ne l’ont pas vécu ne veulent pas l’entendre ; et à Eurydice j’ai raconté par les gestes. J’ai peint pour elle. Je lui ai montré comme c’était beau, sans rien ajouter, et je déployais autour d’elle une encre noire pour qu’elle ne se doute de rien.
— Alors pourquoi moi ?
— Parce que c’est la fin. Et toi, tu vois à travers l’encre. »
Je n’étais pas sûr d’avoir compris ce qu’il me disait. Je n’osais le lui demander. Debout, il regardait dehors, il me tournait le dos, il ne devait apercevoir par la fenêtre que les pavillons de Voracieux-les-Bredins encadrés de tours, dans la lumière grisâtre d’un hiver interminable.
« La mort », dit-il.
Et il le dit de cette voix française, cette voix d’église et de palais, cette voix dont j’imagine qu’elle fut celle de Bossuet, vibrante comme une hanche de basson à l’intérieur de son nez, qui donne quand il parle avec force une note désaccentuée mais terrible ; la note de l’état des choses que l’on affirme, auquel on ne peut rien, mais que l’on clame. Car il faut continuer de vivre.
« La mort ! Enfin qu’elle vienne ! Je suis las de cette immortalité. Je commence à trouver cette solitude pesante. Mais ne le dis pas à Eurydice. Elle compte sur moi. »
J’ai fait le chemin à pied pour revenir jusqu’à Lyon, un chemin que personne n’a prévu à l’usage d’un piéton. Je serrais les poings dans les poches de mon manteau, je m’enroulais autour de mes dents serrées, j’avançais.
Il n’a pas été prévu que l’on puisse marcher dans Voracieux-les-Bredins, personne ne le fait. Les programmes immobiliers sont limités par un flou sur lequel on trébuche, et au-delà on ne pense rien. Je marchais crispé, cela faisait comme un rythme, petit tambour de mon cœur, tambour de mon pas, grand tambour des grands immeubles posés là, un par un le long de ma route. Je traversais des aires et des voies conçues pour des flux, et je devais enjamber des murets obliques, descendre des bandes de terre où s’enfoncent les chaussures, où les grosses rudérales velues mouillent le pantalon, je devais suivre de petits sentiers éboulés pleins de déchets entre des espaces mal jointoyés. Sur le plan on fait le tour en voiture, c’est aisé, mais à l’échelle des corps les espaces conglutinent mollement par la sueur des pas, les gens passent quand même, s’écoulent par des sentes que le plan n’avait pas prévu. On n’a jamais pensé que quelqu’un à pied puisse aller d’un lieu à l’autre. À Voracieux-les-Bredins rien ne va ensemble, on l’a conçu ainsi.
En traversant cette ville par des sentiers de mulet, je vis l’affiche des GAFFES collée par dizaines sur toutes les étendues de mur. L’urbanisme vite fait laisse une multitude de murs aveugles, de grands tableaux gris où il n’est que d’écrire ; ils y invitent, ils s’ornent de peintures à la bombe et d’affiches que la pluie peu à peu décolle. Celle des GAFFES était bleue avec le visage de De Gaulle si reconnaissable, par son nez, son képi, sa petite moustache du temps de Londres, la raideur arrogante de sa nuque. Une longue citation éclatait en blanc, qu’il fallait lire.
C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.
C’était tout, signé des GAFFES par leur sigle. On placarde ces mots-là dont on laisse à penser qu’il les aurait écrits, le romancier. On n’y ajoute rien, on les placarde partout sur les murs aveugles de Voracieux-les-Bredins. Cela semble suffire ; on se comprend. Voracieux est le lieu où fermentent nos idées noires. On placarde un texte, on le superpose à un visage tel qu’il était dans sa période héroïque, et cela suffirait. On ne précise aucune référence. Je connais ce texte : le Romancier ne l’a jamais écrit. Il l’a dit, juste, on le publia dans des propos rapportés. Cela commence par : « Il ne faut pas se payer de mots. » Et pourtant, cela paie, il le sait. On l’imagine face à son interlocuteur qui prend des notes, il s’échauffe, il se lance : « Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français. Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme français, comment les empêcheriez-vous de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées. »