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On l’entend bien, sa voix, quand il prononce ces paroles. On l’entend bien parce qu’on la connaît, sa voix nasillarde, son enthousiasme d’ironiste, sa verve qui utilise tous les niveaux de langue pour frapper, séduire, faire sourire, embrouiller les perspectives et emporter le morceau. Il utilise en maître les moyens de la rhétorique. Il s’écoute toujours avec plaisir. Mais une fois le sourire dissipé, si on a pris soin de noter, on reste interdit de tant d’approximation, de mauvaise foi, d’aveuglement méprisant ; et de virtuosité littéraire. Ce qui semble être une vision claire, qui retrouverait le fonds solide du bon sens, n’est qu’un propos de bistrot, lancé pour arracher l’acquiescement de qui écoute, emmêler la pensée, garder la parole. Le Romancier quand il parle n’est qu’un homme animé des motivations les plus banales. On n’est pas grand homme en toutes circonstances, ni tous les jours.

Mais lisez donc ! Burnous, turbans ! À quoi cela rime-t-il ? Voyez donc qui habite Alger, Oran, cela dissemble-t-il tant ? Colibri ? coup de génie ! on s’attend à moineau, et il fait dans l’exotique chantant, on en sourit, et de sourire on a déjà perdu la main. Huile et vinaigre ? mais qui donc est huile, qui donc est vinaigre, et pourquoi ces deux liquides immiscibles, alors que l’homme par définition se mélange infiniment ? Arabes et Français ? comme si l’on pouvait comparer deux catégories dont les définitions ne sont en rien équivalentes, comme si elles étaient fondées en nature, l’une et l’autre, définitivement. Il fait sourire, il est plein d’esprit, car le génie français se caractérise par l’esprit. Qu’est-ce que l’esprit ? C’est tous les avantages de la croyance sans les inconvénients de la crédulité. C’est agir selon les lois strictes de la bêtise, en affectant de n’être pas dupe. C’est charmant, c’est souvent drôle, mais on peut trouver ceci pire que la bêtise, car en riant on croit qu’on y échappe, mais on n’en réchappe pas. L’esprit, c’est juste une façon de dissimuler l’ignorance. Quarante millions, dit-il, quarante millions d’autres, autant que nous, conçus bien plus vite que nous ne concevons nous-même, un attentat permanent à la bombe démographique ; n’est-ce pas la crainte perpétuelle qui s’exprime là, la crainte de toujours, que l’autre, l’autre, l’autre, ait la vraie puissance, la seule : sexuelle ?

Il se paie largement de mots, le Romancier. Il utilise ceux qui brillent et nous les lance, on les recueille comme un trésor et c’est de la fausse monnaie. Si on parle de ressemblance, on est toujours entendu, tant la ressemblance est notre premier mode de pensée. La race est une pensée inconsistante, qui repose sur notre avidité éperdue de ressemblance ; et qui aspire à des justifications théoriques qu’elle ne trouvera pas, car elles n’existent pas. Mais cela indiffère, l’important est de laisser entendre. La race c’est un pet du corps social, la manifestation muette d’un corps malade de sa digestion ; la race, c’est pour amuser la galerie, pour occuper les gens avec leur identité, ce truc indéfinissable que l’on s’efforce de définir ; on n’y parvient pas, alors cela occupe. Le but des GAFFES n’est pas d’opérer un tri des citoyens selon leur pigmentation, le but des GAFFES c’est l’illégalité. Ce dont ils rêvent, c’est l’usage stupide et sans frein de la force, de façon que les plus dignes soient enfin sans entraves. Et derrière, dessous, dans l’obscurité des coulisses, pendant que le public applaudit au petit guignol racial, se jouent les vraies questions, qui sont toujours sociales. C’est comme ça qu’ils se firent avoir, sans se douter de rien, ceux qui crurent dur comme fer, jusqu’au bout, au code couleur de la colonie. Les pieds-noirs furent en petit ce que la France est maintenant, la France entière, la France affolée, contaminée en sa langue même par la pourriture coloniale. Nous sentons bien qu’il nous manque quelque chose. Les Français la cherchent, les GAFFES affectent de la chercher, nous la cherchons, notre force perdue ; nous voudrions tellement l’exercer.

Je marchais, replié. Je ne savais pas bien où j’étais. J’allais vaguement vers l’ouest, je voyais au loin les monts du Lyonnais et le Pilat, heureusement qu’il y a ici des montagnes pour savoir où l’on va. Dans la vaste banlieue, je ne sais pas où je suis, je ne sais pas quand on est. C’est l’avantage et l’inconvénient de vivre seul, de ne travailler que peu, d’être ainsi tout à soi. On est renvoyé à soi ; et soi n’est rien.

J’arrivai dans un lieu clôturé où une meute d’enfants s’activait autour de jeux qui se balancent et qui se grimpent. Ce devait donc être vers cinq heures, et ce bâtiment tout plat avec sa grande porte devait être une école. Les enfants obéissent à des migrations régulières. Je vins m’asseoir auprès d’eux, sur un banc que les mères avaient laissé libre. Assis poings serrés dans les poches, col relevé, je n’amenais visiblement pas d’enfant. On me surveilla. Les enfants enveloppés de doudounes grimpaient aux échelles devant les toboggans, ils se poursuivaient, sautaient sur des balançoires à ressort, toujours hurlant, et aucun ne se faisait mal. La vitalité des enfants les protège de tout. Quand ils tombent, l’impact est faible, ils se relèvent aussitôt ; alors que moi si je tombais, je me briserais.

Qu’ils s’agitent m’exaspérait, et qu’ils produisent autour de moi tant de vacarme. Je ne leur ressemble pas. Ils sont innombrables, toujours en mouvement, les enfants de Voracieux-les-Bredins, noirs et bruns sous leur bonnet, par-dessus leur écharpe, plusieurs nuances de noir et de brun, dont aucune qui soit la mienne, si claire. Ils font les cabrioles les plus dangereuses, il ne leur arrive rien, leur vitalité les protège, ils reprennent leur forme après chaque chute. Ils sont le ciment qui prolifère et répare de lui-même la maison commune toute fissurée. Ce n’est pas la bonne teinte. Eh bien, disons que l’on repeint la maison. Nous avons surtout besoin d’un toit, et qu’il ne s’effondre pas, pour nous protéger et nous contenir. La teinte des murs ne change rien à la solidité du toit. Il faut juste qu’il tienne.

En quoi me ressemblaient-ils, ces enfants noirs et bruns qui s’agitaient en hurlant sur des balançoires à ressort ? En quoi me ressemblent-ils ceux-là qui sont mon avenir à moi, enveloppé dans un manteau d’hiver et assis sur un banc ? En rien visiblement, mais nous avons bu au même lait de la langue. Nous sommes frères de langue, et ce qui se dit en cette langue nous l’avons entendu ensemble ; ce qui se murmure en cette langue nous l’avons compris, tous, avant même de l’entendre. Même dans l’invective, nous nous comprenons. Elle est merveilleuse cette expression qui dit : nous nous comprenons. Elle décrit un entrelacement intime où chacun est une partie de l’autre, figure impossible à représenter mais qui est évidente du point de vue du langage : nous sommes entrelacés par la compréhension intime de la langue. Même l’affrontement ne détruit pas ce lien. Essayez de vous engueuler avec un étranger : ce n’est jamais plus que de se heurter à une pierre. Ce n’est qu’avec l’un des siens que l’on peut vraiment se battre, et s’entre-tuer ; entre soi.