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Je ne connais rien aux enfants. J’avais passé des mois à peindre avec un homme qui me relatait de telles choses que je devais rentrer à pied pour sécher. Il aurait fallu que je me lave après l’avoir entendu, j’aurais préféré ne rien entendre. Mais ne rien entendre ne fait pas disparaître : ce qui est là agit dans le silence, comme une gravitation.

J’ai été un enfant aussi, même s’il m’est difficile maintenant de m’en souvenir. J’ai crié aussi, sans autre raison que ma vitalité, je me suis aussi agité sans but, je me suis amusé, ce qui est l’acte essentiel de l’enfance avec son étrange forme pronominale. Mais assis comme je le suis maintenant, les poings serrés, les épaules courbées, le col de mon manteau d’hiver qui dissimule mon menton baissé, il m’est difficile de m’en souvenir. Je suis bloqué à ce moment-là du temps, assis sur un banc, dans la banlieue sans direction. Voilà l’échec, voilà le malheur : être bloqué à ce moment-là du temps. Être effrayé de ce qui a été fait, avoir peur de ce qui se prépare, être agacé par ce qui s’agite, et rester là ; et penser que là est tout.

Un petit garçon qui courait — ils ne se déplacent tous qu’en courant — s’arrêta devant moi. Il me regardait, son petit nez dépassait de son écharpe, des boucles noires s’échappaient de son bonnet, ses yeux noirs brillaient avec une grande douceur. De sa main engoncée dans une moufle il abaissa son écharpe, dégagea sa petite bouche d’où sortirent des vapeurs blanches, son haleine d’enfant dans l’air froid.

« Pourquoi tu es triste ?

— Je pense à la mort. À tous les morts laissés derrière nous. »

Il me regardait, il hocha la tête, bouche ouverte, et les vapeurs de son souffle l’environnaient.

« Tu ne peux pas vivre si tu ne penses pas à la mort. »

Et il repartit en courant, jouer, hurler avec les autres sur des balançoires à ressort, courir en rond tous ensemble sur les tapis en caoutchouc qui rendent toutes les chutes anodines.

Merde. Il ne doit pas avoir plus de quatre ans et il vient me dire ça. Je ne suis pas sûr qu’il l’ait voulu, je ne suis pas sûr qu’il comprenne ce qu’il dit, mais il l’a dit, il l’a prononcé devant moi. L’enfant ne parle peut-être pas, mais il dit ; la parole passe à travers l’enfant sans qu’il s’en aperçoive. Par les vertus de la langue, nous nous comprenons. Entrelacés.

Alors je me levai et repartis. Je ne serrais plus les poings, quelque chose du temps s’était remis en marche. Je revins à pied jusque chez moi, les lumières s’allumaient à mon passage, les rues étaient ici mieux tracées, les façades mieux alignées, j’étais à Lyon, dans une ville comme mes pensées qui enfin s’ordonnaient. J’allais tranquillement vers le centre.

J’ai été enfant moi aussi ; et comme bien d’autres de cette époque-là, j’habitais sur une étagère. On rangeait les gens dans des parcs, sur de grandes étagères de béton clair, d’étroits immeubles hauts et très longs. Sur la structure orthogonale les appartements s’alignaient comme des livres, ils donnaient des deux côtés de la barre, des fenêtres sur la face avant, des balcons sur la face arrière, comme les alvéoles d’une gaufre. Par le balcon ouvert sur l’arrière, chacun montrait ce qu’il voulait. De la pelouse centrale, de l’étendue du parking, on voyait tous les étages, les balcons qui laissaient deviner quelque chose, comme le titre des livres que l’on voit sur leur dos quand ils sont alignés sur l’étagère. On pouvait s’accouder, regarder passer ; étendre le linge bien plus longtemps qu’il ne faut ; s’apostropher ; s’engueuler à propos des enfants ; s’asseoir ; s’asseoir et lire ; sortir une chaise, une toute petite table et faire quelques travaux ; des travaux ménagers, le tri des légumes, le reprisage des chaussettes, des travaux à façon pour de petites industries. Nous vivions toutes classes mêlées sous le regard les uns des autres. Chacun regardait avec amusement la vie des balcons, mais cultivait un désir de fuite. Chacun aspirait à s’enrichir assez pour acheter sa maison, la faire construire et vivre seul. Cela arriva pour beaucoup. Mais dans ces années-là où j’étais enfant, nous vivions encore ensemble, classes mêlées, dans un âge d’or des cités après leur construction. Elles étaient neuves, nous avions assez d’espace. De ma hauteur d’enfant, de la pelouse centrale plantée d’un cyprès où nous jouions, je voyais s’élever autour de moi les étagères de l’expérience humaine ; là se rangeaient tous les âges, toutes les conditions de richesse — de modeste à moyenne —, toutes les configurations familiales. Je les voyais en contre-plongée, de ma taille d’enfant, tous ensemble dans la cabine de l’ascenseur social. Mais déjà tous pensaient à acheter et faire construire, à vivre seuls dans un bout de paysage isolé d’une haie de thuyas.

Nous jouions. Les aires bitumées entre les voitures se prêtaient au patin à roulettes. Nous jouions au hockey de ville avec une balle de ping-pong et une crosse faite de deux planches clouées. Nous fixions à nos vélos des languettes de carton pour imiter le bruit des mobylettes. Nous jouions dans les débris des chantiers jamais finis, chantiers toujours en cours qui laissaient des tas de terre entamés, des tas de sable posés sur des bâches, des tas de grandes planches encroûtées de ciment, des échafaudages sur lesquels nous grimpions par les cordes de chanvre qui servaient à monter des seaux, et les longues planches élastiques quand nous sautions nous projetaient en l’air. Oh combien a-t-on construit dans ces années-là ! Nous étions nous-mêmes constructions en cours. On ne faisait que ça : construire ; raser ; reconstruire ; creuser et recouvrir ; modifier. Les magnats du BTP étaient maîtres du monde, maîtres tout-puissants du paysage, de l’habitat, de la pensée. Si l’on compare ce qui était et ce que l’on voit maintenant, on ne reconnaît rien. Des immeubles s’élevaient partout pour loger tous ces gens qui venaient vivre là. On les construisait vite, on les finissait vite, on posait le toit au plus vite. Dans ces immeubles on ne prévoyait pas de greniers, juste des caves. Il n’y avait pas de pensée claire, aucun souvenir que l’on aurait gardé, juste des terreurs enfouies. Nous jouions dans le réseau des caves enterrées, dans les couloirs de moellons bruts, sur le sol de terre battue souple et froide comme la peau des morts, dans les couloirs éclairés d’ampoules nues protégées d’une grille, dont la lumière crue semblait ne pas aller loin, s’arrêtait vite, lumière effrayée par l’ombre, n’osant éclairer les coins, les laissant noirs. Nous jouions à des jeux de guerre dans la cave, ni très violents, ni très sexuels ; nous étions des enfants. Nous nous glissions dans l’ombre et tirions avec des mitraillettes en plastique qui produisaient des cliquetis, et des pistolets de polyéthylène mou dont nous imitions le bruit supposé en gonflant les joues chacun à notre façon. Je me souviens avoir été capturé dans la cave, et avoir fait semblant d’être attaché, et l’on a fait semblant de m’interroger, on a fait semblant de me torturer en me demandant de parler, on, c’est-à-dire le jeu, et j’ai pris une vraie gifle qui a claqué sur ma joue.