Nous avons brusquement arrêté de jouer, rougissant ; nous étions tous très excités, fiévreux, la respiration accélérée, le front tout chaud. Cela allait trop loin. Ma joue brûlante montrait que cela allait trop loin. Nous avons bredouillé que le jeu était fini, qu’il fallait rentrer. Nous sommes tous remontés chez nous, à l’air libre ; nous sommes remontés dans les étagères.
Nous étions enfants, nous ne savions rien dire, ni de la violence ni de l’amour, nous faisions sans savoir. Nous n’avions pas la parole. Nous agissions.
Un soir d’été nous nous acharnâmes à dessiner à la craie de grands cœurs fléchés sur le sol de bitume. Nous les faisions roses, entrelacés, entourés de dentelle, et nous écrivions au centre tous les prénoms qui nous passaient par la tête, nous gribouillions tour à tour, avec acharnement, avec un joyeux acharnement qui cassait nos craies, avec l’impression délicieuse d’écrire des gros mots mais gentils, et si l’un de nos parents était arrivé, nous nous serions égaillés en rougissant et en gloussant, les mains pleines de poussière de craie, incapables d’expliquer ni notre joie ni notre gêne. Nous fîmes ces dessins un soir d’été juste sous un balcon du premier, à un mètre du sol, où un tout jeune couple venait d’emménager. La nuée de gamins traçait devant leur balcon des cœurs entrelacés, le ciel très lentement passait du rose au violet, l’air était doux, heureux, et ils nous regardaient faire tous les deux enlacés, sa tête à elle sur son épaule à lui ; ils souriaient sans rien dire et la lumière bleue du soir s’épaississait lentement.
Nous faisions, faisions avec acharnement ; nous partagions avec nos aînés la passion des travaux publics, et organisions tous les jours des chantiers miniatures. Nous labourions la terre meuble pour obtenir des terrains plats de jeux de billes, des pistes de course de cyclistes en plomb, pour que circulent aisément nos petites autos Majorette. Nous commencions avec les petits bulldozers à lame de métal qui faisaient partie de nos jouets, puis très vite cela ne suffisait plus. Nous creusions avec des bâtons cassés, avec des pelles de plage, avec les petits râteaux et petits seaux en plastique que nous emmenions à la mer, partout où il y avait du sable à creuser. Ici nous creusâmes la terre où étaient bâties nos maisons ; et très vite l’odeur commença de se répandre.
Les trois barres de la cité avaient été construites sur un terrain en pente, que l’on avait remblayé en trois lieux pour planter les grandes étagères où s’alignaient les appartements. Le parking formait un plan incliné bien lisse qui arrangeait nos jeux de patins, et la route qui sortait de là pour aller en ville faisait une petite côte, bordée d’un mur de ciment à dessus plat, qui faisait au moins deux mètres à son extrémité la plus distale — ce qui nous était hors d’atteinte — et se fondait dans l’horizontale à son autre bord, là où nous habitions. Ce mur de ciment parfaitement régulier jouait un grand rôle en nos jeux. Il était une merveilleuse autostrade, l’endroit le plus roulant de toute la cité, adapté aux minuscules trafics des Majorette. Tous les jours des petits garçons, nombreux, faisaient rouler leurs autos et camions avec un vrombissement de lèvres, allant et venant, faisant demi-tour au bout, là où le mur se fondait dans le goudron du sol, puis là où il était trop haut pour que nous puissions continuer de pousser la voiture sur son sommet. Les plus grands faisaient demi-tour un peu plus loin.
Ce mur, construit à flanc de pente, soutenait un talus terreux pas encore paysagé, qui était la terre vierge de tous nos chantiers. L’herbe ne parvenait pas à s’y maintenir car nous creusions sans cesse, des routes, des garages, des pistes d’atterrissage le long de l’autostrade où s’écoulait le trafic continu des miniatures, qui ne s’interrompait qu’aux heures des repas et du goûter. Un jour d’effervescence, un soir d’été où la nuit hésitait à choir, nous creusâmes davantage, nous fûmes très nombreux avec pelles, seaux, bâtons, à vouloir faire un trou. L’odeur nous excitait. Plus nous creusions, plus cela puait. Une nuée d’enfants s’agitait sur le talus de terre, au-dessus du mur où stationnaient maintenant les petites autos immobiles, car plus personne ne pensait à les faire rouler. Les plus grands, les plus délurés creusaient, défonçaient la terre mêlée de racines, évacuaient les déblais d’un air important, certains s’improvisaient contremaîtres et organisaient des rotations de seaux. La plupart ne touchaient à rien, ils allaient et venaient, surexcités, le nez froncé, à pousser des cris de dégoût, et à les répéter en tremblant de tous leurs membres. L’odeur sortait du sol, comme une nappe méphitique que l’on aurait percée et qui se répandrait, lourde, collante, plus intense là où l’on creusait. Nous trouvâmes des dents. Des dents visiblement humaines exactement pareilles à celles que nous avions dans la bouche. Et ensuite des fragments d’os. Un adulte amusé nous regardait faire ; un autre regardait par la fenêtre de sa cuisine. L’odeur ignoble ne les atteignait pas ; elle restait au sol. Ils ne nous prenaient pas au sérieux, croyant à un jeu alors que nous n’avions plus l’impression de jouer. L’odeur ignoble nous prouvait que nous touchions à la réalité. Cela puait tant que nous étions sûrs de faire quelque chose de vrai. Les fragments d’os et de dents se multipliaient. Un grand s’en saisit, en emporta chez lui et revint. « Mon père dit que c’est une tombe. Il m’a dit qu’avant c’était un cimetière. On a construit par-dessus. Il m’a dit que c’était dégueulasse et qu’il fallait reboucher ; ne plus toucher. »
Le soir venait enfin, le groupe lentement se défaisait, la puanteur nous montait jusqu’aux genoux, nous la sentions en nous accroupissant. Nous n’étions plus que quelques-uns, indécis. La puanteur ne se dissolvait pas dans la fraîcheur du soir. Du pied, nous rebouchâmes. « Venez vous laver les mains, les enfants. C’est dégueulasse tout ça. » L’adulte qui nous observait en souriant était resté jusqu’au bout. Il s’était approché, s’était accroupi, suivait nos gestes sans rien dire, souriant toujours. Il ne nous parla qu’au moment où nous commençâmes à partir. « Venez, j’habite juste là, au rez-de-chaussée. Il faut vous laver les mains, c’est dégueulasse. » Il avait un sourire permanent et une voix enfantine, un peu aiguë, qui créait un lien avec nous, ce qui nous inquiétait un peu. Il insista. Nous fûmes trois à le suivre. Il habitait le rez-de-chaussée, la première porte dès que l’on entrait. Tous ses volets étaient clos. Cela ne sentait pas très bon à l’intérieur. Il ferma la porte derrière nous, elle claqua avec un petit roulement métallique, il parlait sans cesse. « Cette odeur c’est horrible, je la reconnais, on la reconnaît toujours quand on l’a sentie une fois, c’est celle des fosses, des fosses quand on les ouvre, après. Il faut vous laver les mains. À fond. Tout de suite. Et même le visage. C’est vraiment dégueulasse, la terre qui pue, les morceaux dedans, les os ; ça provoque des maladies. »
Nous traversâmes un salon mal éclairé, encombré d’objets difficiles à identifier, une étagère vitrée qui luisait, un fusil accroché au mur, un poignard dans sa gaine pendu à un clou, sous un morceau de cuir absurdement épinglé sur le papier peint.
La salle de bains était toute petite, à trois devant le lavabo nous nous gênions, la lumière crue au-dessus des miroirs nous effrayait, nous le voyions sourire au-dessus de nos têtes et ses lèvres se tordre en parlant, découvrant ses dents sales qui ne nous plaisaient pas. Dans la salle de bains toute petite il nous effleurait pour nous passer le savon, nous ouvrir le robinet. Nous étouffions. Nous nous lavâmes vite, nous étions impatients de partir. « Nous devons rentrer, il fait nuit, dit enfin celui qui osa l’interrompre. — Déjà ? Enfin, si vous voulez. » Nous repassâmes dans le salon obscur, serrés les uns contre les autres comme si nous battions en retraite. Il décrocha le fusil du mur et il me le tendit. « Tu veux le tenir ? C’est un vrai, qui a servi. Un fusil de guerre. » Aucun d’entre nous ne tendit les mains, nous gardions nos mains le long de notre corps, nous essayions que rien ne dépasse. « Mon père ne veut pas que je touche des armes, dit l’un d’entre nous. — Dommage. Il a tort. » Il raccrocha l’arme en soupirant. Il caressa le morceau de cuir épinglé au mur. Il décrocha le poignard, le sortit de son fourreau, regarda la lame encroûtée et le rangea aussi. Nous nous dirigeâmes vers la porte. Il l’ouvrit l’étagère vitrée et en sortit un objet noir qu’il nous tendit encore. « Tenez. » Il approcha. « Tenez. Prenez-le dans vos mains. Dites-moi ce que c’est. » Sans le prendre, nous reconnûmes un os. Un gros os de cuisse, cassé, avec son extrémité bulbeuse si reconnaissable, entouré de viande toute sèche qui semblait carbonisée. « Tenez. Tenez. — C’est quoi ? Un bout de grillade ? Votre chien n’en a pas voulu ? » Son geste resta en suspens, il se tut, regarda fixement. « Vous n’avez pas de chien ? — Un chien ? Oh si, j’avais un chien. Mais ils l’ont tué. Ils l’ont égorgé, mon chien. » Sa voix changeait et cela nous fit peur dans le salon noir. Le morceau de cuir absurdement fixé au mur reflétait une lueur rosâtre désagréable. Nous tournâmes les talons, nous précipitâmes vers la porte. Elle était fermée mais ce n’était que le verrou. « Au revoir monsieur, merci monsieur ! » Ce n’était que le verrou, il suffisait de le tourner, et nous fûmes dehors. L’air était mauve, les lampadaires allumés, le parking vide, et jamais je n’eus autant qu’à ce moment-là le sentiment de vastes espaces, de champ libre, l’impression de grand air. Sans nous regarder nous nous dispersâmes, nous filâmes chacun vers le bâtiment où nous habitions. Je dévalai le talus terreux, la terre que nous avions remise en place cédait sous mes pieds, je m’enfonçais. Nous l’avions retournée, elle était pleine d’os et de dents. Je sautai le mur de ciment, je retrouvai l’asphalte ; je courus. Je montai l’escalier trois par trois, les pas les plus longs que pouvaient mes petites jambes. Je rentrai.