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Sa voix chevrotait un peu, d’âge et de joie, mais je savais bien qu’on allait l’écouter. L’Histoire qui s’était arrêtée redémarrait de l’endroit où nous l’avions laissée. Les fantômes nous inspiraient : les problèmes, nous essayons de les confondre avec ceux d’avant, et de les résoudre comme nous avions échoué à résoudre ceux d’avant. Nous aimons tellement la force, tellement, depuis que nous l’avons perdue. Un peu plus de force nous sauvera, croyons-nous toujours, toujours un peu plus de force que celle dont nous disposons. Et nous échouerons encore.

Comme nous ne savons plus qui nous sommes, nous allons nous débarrasser de ceux qui ne nous ressemblent pas. Nous saurons alors qui nous sommes, puisque nous serons entre ressemblants. Ce sera nous. Ce « nous » qui restera, ce sera ceux qui se seront débarrassés de ceux qui ne leur ressemblent pas. Le sang nous unira. Le sang unit toujours, il colle ; le sang qui coule unit, le sang versé ensemble, le sang des autres que nous avons versé ensemble ; il nous figera dans un gros caillot immobile qui fera bloc.

La force et la ressemblance sont deux idées stupides d’une incroyable rémanence ; on n’arrive pas à s’en défaire. Elles sont deux croyances aux vertus physiques de notre monde, deux idées d’une telle simplicité qu’un enfant peut les comprendre ; et quand un homme qui possède la force est animé d’idées d’enfant, il fait d’effroyables ravages. La ressemblance et la force sont les idées les plus immédiates que l’on puisse concevoir, elles sont si évidentes que chacun les invente sans qu’on les lui enseigne. On peut construire sur ces fondations un monument intellectuel, un mouvement d’idées, un projet de gouvernement qui aura de l’allure, qui tombera sous le sens (l’expression est un présage), mais si absurde et si faux qu’à la moindre application il s’effondrera, écrasant dans sa chute des victimes par milliers. Mais on n’en tirera aucune leçon, la force et la ressemblance n’évoluent jamais. On pense après l’échec, en comptant les morts, qu’il aurait juste suffi d’un peu plus de force ; qu’il aurait juste suffi d’avoir mesuré avec un peu plus de précision les ressemblances. Les idées stupides sont immortelles tant elles vivent au plus près de notre cœur. Ce sont des idées d’enfant : les enfants rêvent toujours de plus de force, et ils cherchent à qui ils ressemblent.

« Ce sont des idées d’enfant », dis-je enfin tout haut.

Mariani s’arrêta, il arrêta d’arpenter le salon lamentable de Salagnon et me regarda fixement. Il tenait sa bière à la main et un peu de mousse perlait à sa moustache, oui sa moustache, il portait une moustache grise, ornement que plus personne ne porte, que tout le monde rase, je ne sais pourquoi mais je le comprends bien. Ses yeux fatigués me fixaient derrière les verres colorés qui leur donnaient une teinte de crépuscule. Il me regardait bouche ouverte sur des dents dont on ne savait pas lesquelles étaient vraies. Sa veste criarde allait merveilleusement mal avec les affreux tissus d’ameublement.

« Il faut bien leur montrer.

— Mais ça fait combien de temps que vous leur montrez et que cela échoue ?

— On ne va pas se laisser tondre ; comme… comme là-bas.

— Mais par qui ?

— Tu le sais bien, tu refuses de voir les différences. Et refuser de voir mène à se faire tondre. Tu n’es pas idiot pourtant, et pas aveugle ; tu éduques ton œil avec les leçons de coloriage de Salagnon : tu la vois bien, la différence.

— Donner à la ressemblance des vertus est une idée d’enfant. La ressemblance ne prouve rien, rien d’autre que ce qu’on croyait avant même de la trouver. N’importe qui ressemble à tout le monde, ou à personne, selon ce que l’on cherche.

— Elle existe, ouvre les yeux. Regarde.

— Je ne vois rien d’autre que des gens divers, qui peuvent parler d’une seule voix, et dire “nous”.

— Salagnon, ton gars est aveugle. Il faut arrêter les cours de peinture. Apprends-lui la musique. »

La conversation réjouissait Salagnon mais il n’intervenait pas.

« Puisque tu parles de musique, le taquina-t-il, et que tu prononces mon nom, as-tu remarqué que de nous trois, et même quatre en ajoutant Eurydice qui ne va pas tarder, je suis le seul dont le nom se dit avec des syllabes qui appartiennent au français classique ? Le petit ne dit pas que des bêtises.

— Tu ne vas pas t’y mettre aussi ! Si je suis le seul à garder le cap, on va tous se faire tondre ; et quand je dis tondre, ils savent faire bien pire avec une tondeuse, ou avec n’importe quel objet tranchant. On ne pourra plus sortir sans prendre un coup de couteau.

— Mais personne n’a de couteau ! » m’exclamai-je.

Personne n’a de couteau. Des cutters, des armes à feu, des bombes à chlore, mais pas de couteau. Plus personne ne sait s’en servir, sinon à table, ni ne sait l’exhiber dans la rue. Mais on parle toujours de prendre un coup de couteau. Ils en avaient, les mauvais garçons d’antan, les garçons d’outre-mer, comme signe de virilité. C’est bien cela dont on parle : d’une agression sexuelle ancienne. Celui qui perd, on la lui coupe. Celui qui s’égare dans le territoire de l’autre, on la lui met. À ce jeu-là, nous étions assez forts. Nos militaires présentaient bien.

« Peu importe, c’est une image. Les images frappent, et restent, et nous servent.

— Et vous allez refaire ce que vous avez fait là-bas ?

— Et qu’est-ce que tu aurais fait, toi, là-bas ?

— Je n’y étais pas.

— La belle excuse. Et si tu y avais été ? Tu as vu ce qu’ils pouvaient te faire ? Nous défendions les gens comme toi. Nous contenions la terreur.

— En semant la terreur.

— Tu sais ce qu’ils faisaient aux nôtres ? Et aux gens comme toi ? À ceux qui avaient ce visage-là et ces vêtements-là ? Le ventre ouvert et rempli de cailloux. Étranglés par leurs intestins. Nous étions seuls face à cette violence. Certains, bien cachés, bien épargnés des giclures de sang, osèrent dire que la situation coloniale générait cette violence. Mais quelle que soit la situation on ne peut faire violence à ce point, sauf à n’être pas humains. Nous étions devant la sauvagerie, et seuls.

— Dans la colonie, ils n’étaient pas humains, pas tout à fait ; pas officiellement.

— Dans ma compagnie j’avais des Viets, des Arabes, et un Malgache égaré là. Nous étions frères d’armes.

— La guerre est la part plus simple de la vie. On y fraternise facilement. Mais ensuite, hors de la guerre, tout se complique. On comprend que certains ne veuillent pas en sortir.

— Qu’est-ce que tu aurais fait, toi, devant la terrasse de café jonchée de victimes et de gravats, de gens qui gémissent, de gamines à qui il manque une jambe, couvertes de leur sang et de leurs larmes, et des éclats de verre qui les ont déchirées ? Qu’aurais-tu fait, sachant que cela allait recommencer ? À la hache, à la bombe, à la serpette à vigne, au bâton. Qu’aurais-tu fait face à ceux que l’on découpait vifs pour la seule raison de leur ressemblance ? Nous avons fait ce que nous devions faire. La seule chose.

— Vous avez étendu la terreur.

— Oui. On nous l’a demandé. Nous l’avons fait. Nous avons étendu la terreur pour l’éteindre. Qu’aurais-tu fait à ce moment-là ? Et ce moment-là, c’est-à-dire les pieds dans le sang, les chaussures maculées, les semelles crissant sur les débris de verre, marchant sur les lambeaux de chair qui saignent encore, en écoutant geindre ceux que l’on a découpé vifs. Qu’aurais-tu fait ?

— Vous avez échoué.

— C’est un détail.

— C’est l’essentiel.

— Nous y étions presque. On ne nous a pas soutenus jusqu’au bout. Une décision prise pour des raisons absurdes a salopé des années de travail. »