Les fantômes sont faits de langue, uniquement de langue, on les figure cachés d’un drap mais c’est métaphore pour dire le texte, ou l’écran où l’on projette ; ceux-là étaient faits de façons de dire dont nous oublions l’origine, ils étaient tissés de certains mots, de certains sous-entendus, de connotations invisibles à certains pronoms, d’une certaine façon de regarder la loi, d’une certaine façon de vouloir user de la force. Le rapatriement a réussi au-delà de toute mesure. Les fantômes rapatriés par les bateaux de 62 se trouvèrent bien à l’aise, se fondirent dans la France générale, nous les adoptâmes ; il ne fut plus possible de nous en défaire. Ils sont notre mauvaise conscience. Pour ces fantômes qui nous hantent, ici est comme là-bas.
« Je dois filer, dit Mariani.
— Tu vois qu’avec le petit on peut parler.
— Oui mais ça me fatigue.
— Vous aussi, elle vous engueule ? demandai-je à Salagnon.
— Moi ? non. Mais je ne me retourne jamais. Je peins pour elle, juste pour elle, je crache de l’encre, cela produit un nuage qui me cache. Nous habitons là, nous ne laissons rien paraître, et si Mariani ne revenait pas nous serions loin de tout ça. Mais je ne vais pas lui interdire de venir, je ne vais pas me passer de le voir. Alors je jongle avec les présences, les absences, j’essaie qu’ils ne se croisent pas.
— Je file », dit Mariani.
Nous restâmes tous les deux, Salagnon et moi. En silence. Le moment de lui demander quel était son tourment arrivait peut-être, mais je ne le fis pas.
« Tu veux peindre ? » me demanda-t-il enfin.
J’acceptai avec empressement. Nous nous assîmes autour de la table de faux noyer, bien large, où il avait disposé les outils de la peinture, le papier blanc qui absorbe sans recours, les pinceaux chinois suspendus à un petit portique, les pierres creusées qui contiennent un peu d’eau, les bâtons d’encre pressée qu’il faudra dissoudre à petits gestes. Je m’attablai comme à un festin, un peu de sueur humidifiait mes paumes, lubrifiait mes doigts comme s’ils étaient autant de langues. J’avais faim.
« Qu’allons-nous peindre ? » lui demandai-je, regardant autour de moi, ne trouvant rien qui en vaille l’encre, rien qui vaille le geste de pinceau pour le décrire. Cela le fit sourire, mes yeux interrogateurs, mon attente, mon regard d’élève l’amusaient. « Rien, répondit-il. Peins. »
Dans son petit pavillon à la décoration affreuse, il m’enseigna qu’il n’est pas besoin de sujet ; qu’il suffit de peindre. Je lui fus très reconnaissant de m’apprendre que n’importe quoi valait pour tout. Avant qu’il me l’apprenne je me demandais toujours quoi peindre ; sans réponse, je cherchais un sujet qui me convienne, sans succès, la recherche du sujet me pesait jusqu’à m’écraser ; je ne peignais pas. Je le lui dis, il en sourit ; c’était sans importance. « Peins des arbres, peins des rochers, dit-il, vrais, ou imaginaires ; il en est une infinité ; tous pareils, tous différents. Il suffit d’en choisir un et de peindre, et même pas choisir, juste décider de le peindre, et s’ouvre aussitôt un monde infini de peinture. Tout peut faire sujet. Les Chinois peignent depuis des siècles les mêmes rochers qui n’existent pas, la même eau qui tombe sans être de l’eau, les quatre mêmes plantes qui ne sont que des signes, les mêmes nuages qui sont surtout disparition de l’encre ; la vie de la peinture est non pas le sujet mais la trace de ce que vit le pinceau. »
Je lui suis reconnaissant de m’avoir enseigné cela, il me le dit en passant. Juste après nous fîmes l’encre, et nous laissâmes de très belles traces d’un noir absolu, qui figurèrent des arbres. Cet enseignement me soulage : il n’est que l’encre, et le souffle ; il n’est que le passage de la vie à travers les mains, qui laisse des traces. Il m’apprit cela, qui ne dure pas quand on le dit mais que l’on met longtemps à comprendre ; il m’apprit cela de bien plus important que tous les secrets d’atelier, bien plus fondamental que les savoirs techniques, qui de toute façon manqueront, trahiront ; il est inutile de choisir un sujet : juste peindre. Oh ! comme cela me soulageait ! Le sujet n’a pas d’importance.
« Peins ; simplement. N’importe quoi. Peins juste, disait-il. Mets-toi devant un arbre, imagine-le, peins sa vie ; prends un caillou, peins son être. Considère un homme ; peins sa présence. Juste cela : la présence unique. Même le désert plat est plein de cailloux, il permet de peindre. Regarder autour de soi suffit à commencer. »
L’infinité des ressources me soulagea : il suffit d’être là, et d’accomplir. Il m’apprit à voir le fleuve de sang, sans plus frémir, et à le peindre, à ressentir le fleuve d’encre en moi sans trembler, et lui permettre de s’écouler au travers de moi. Je pus voir, comprendre, peindre. Juste peindre.
J’allais là où passent beaucoup de gens. J’allais à la gare dessiner n’importe qui. J’allais m’asseoir dans une des coques en plastique alignées qui servent de sièges d’attente, et je contemplais le tourbillon qui s’écoule dans les conduites. La grande gare de Lyon est un pôle multimodal, un assemblage de gros tuyaux où les gens passent. Les gens il en vient toujours. Je m’installais là pour dessiner ceux qui passent, pour dessiner n’importe qui, je ne les choisissais pas, je ne les reverrais jamais. La grande gare est le lieu parfait pour peindre ce qui vient.
Je mis longtemps à comprendre ce que faisait l’homme assis à côté de moi. Comme moi il regardait ceux qui passent, et il cochait des cases sur un feuillet imprimé, fixé sur une planchette posée sur ses genoux. Je ne savais pas ce qu’il cochait, je n’arrivais pas à lire l’intitulé des items, je ne comprenais pas ce qu’il comptait. Je le vis suivre des yeux les policiers qui arpentaient la gare. Les jeunes gens athlétiques allaient et venaient parmi la foule. Ils étaient plusieurs groupes, matraque battant leur cuisse, pinces à la ceinture, la visière cassée de leur casquette montrant la direction de leur regard. De temps à autre ils contrôlaient. Ils faisaient poser des bagages, montrer le billet, ils faisaient lever les bras et fouillaient les poches. Ils demandaient des papiers, ils parlaient parfois dans un talkie, n’arrêtaient personne. L’homme à côté de moi cochait alors.
« Vous comptez quoi ?
— Les contrôles. Pour savoir qui ils contrôlent.
— Et alors ?
— Ils ne contrôlent pas tout le monde. Le différenciateur est l’appartenance ethnique.
— Comment faites-vous pour en juger ?
— À l’œil, comme eux.
— Pas très précis.
— Mais réel. L’appartenance ethnique est indéfinissable mais effective : elle ne peut se définir mais elle déclenche des actes qui sont mesurables. Les Arabes sont contrôlés huit fois plus, les Noirs quatre fois plus. Sans que personne ne soit arrêté d’ailleurs. Il ne s’agit que de contrôle. »
Le traitement n’est pas égal ; ou alors, prétendre qu’il est égal revient à dire qu’ils sont huit fois plus nombreux. Comme là-bas. Là-bas revient encore. Ils n’ont pas de nom mais on les reconnaît aussitôt. Ils sont là, autour, dans l’ombre, si nombreux. Le souvenir étouffé de là-bas hante même les chiffres.