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Et puis je la vis, elle, traverser la gare en tirant derrière elle une valise à roulettes, marchant avec cette souplesse de hanches que j’aimais chez elle, que je ressentais dans mes hanches, dans mes mains, quand je la voyais marcher. Je me levai, saluai le sociologue qui continuait de cocher, je la suivis. Je n’allai pas loin. Elle prit un taxi et disparut. Il faudrait enfin, me dis-je, que je la rencontre ; il faudrait que je m’adresse à elle et que je lui parle.

Comment imaginer, dans un état social aussi désagrégé que le mien, que je puisse encore avoir une activité amoureuse ? Comment comprendre que des femmes, encore, acceptent que je les prenne dans mes bras ? Je ne sais pas. Nous sommes encore des cavaliers scythes. Nous devons nos femmes à la force de nos chevaux, à la puissance de nos arcs, à la rapidité de notre course. Celles qui se récrieraient devraient s’intéresser aux statistiques. Les statistiques semblent ne rien dire ; mais elles montrent comment nous agissons, sans même le savoir. La dégradation sociale mène à la solitude. L’intégration sociale favorise les liens. Comment se fait-il, au vu de mon état social si dégradé, que certaines acceptent encore de m’embrasser ? Je ne sais pas. Elles sont l’oxygène ; je suis la flamme. Je regarde les femmes, je ne pense à rien d’autre, comme si ma vie en dépendait : sans elles j’étoufferais. Je leur parle d’elles, précipitamment, et elles sont l’histoire que je leur raconte. Cela leur tient chaud, cela me fait de l’air. C’est ça, c’est exactement ça, me disent-elles, à mesure que je leur raconte ce qu’elles me disent. La flamme brille. Et puis elles étouffent. Elles manquent, de leur air. Je les laisse haletantes, je suis presque éteint.

Mais elle, je ne sais pourquoi, me faisait crépiter ; je n’étais plus flamme de bougie, mais fournaise capable de tout fondre, n’attendant que davantage d’oxygène pour bondir en un grand brasier devant elle.

Je la voyais souvent, seulement dans la rue. De loin je l’apercevais toujours. Il me semblait que la partie sensible de mon être, l’œil, la rétine, la part de cervelle qui voit, tout ce qui est sensible en moi flairait sa présence où qu’elle soit, et au milieu des flots de voitures, des nuages de gaz, des scooters, des vélos, des grands autobus qui cachaient la vue, des piétons qui allaient en tous sens, au milieu de tout ça, je la voyais aussitôt. Sur ma rétine avide sa trace était prête ; il me suffisait d’un indice infime, et au milieu de mille piétons en mouvement, parmi des centaines de voitures qui glissaient en des orbes contradictoires, je la voyais. Je ne voyais qu’elle. J’étais capable d’extraire sa présence avec une sensibilité de piège à photons. Je la voyais souvent. Elle devait habiter près de chez moi. J’ignorais tout d’elle, si ce n’est son mouvement, et son apparence.

Elle avançait dans la rue d’une démarche vive, utilisant cette propriété de la marche qui est le rebond. Je la voyais souvent. Elle traversait les rues où je me traînais avec l’élasticité d’une balle qui bondit, tout en courbes élégantes, sans jamais perdre de sa puissance, puissance contenue en sa forme, contenue en sa matière, et qui rejaillissait au contact du sol, et la propulsait encore. Dans la rue vrombissante et bondée, je savais sa présence à partir de presque rien, j’appréhendais sa démarche dansante qui traversait la foule, je ne voyais entre tous que son mouvement. Et je voyais de très loin sa chevelure. Tous ses cheveux étaient gris sauf certains, entièrement blancs. Et cela donnait à ses apparitions brusques une étrange clarté. Ses cheveux dansaient autour de sa nuque avec la même vivacité que son pas, il n’y avait rien en eux de terne, ils étaient vivants et gonflés, éclatants, mais gris mêlé de blanc. Autour de son visage ils formaient une parure de plumes, de duvet blanc, un nuage vivant posé avec la précision de la neige sur les branches épurées d’un arbre, avec perfection, équilibre, évidence. Sa belle bouche bien dessinée, aux lèvres pleines, elle la peignait de rouge. J’ignorais son âge. Ces signes contradictoires me troublaient confusément. Infiniment. Elle n’avait aucun âge, elle avait le mien, que j’ignorerais si de temps à autre je n’en faisais le compte. Mais cette ignorance de l’âge, du mien, du sien, est non pas un néant, mais une durée, le tranquille écoulement du temps de soi. Elle était tous les âges ensemble, comme le sont les vrais gens, le passé qu’elle porte, le présent qu’elle danse, le futur dont elle ne se soucie pas.

Je la connaissais comme mon âme sans jamais lui avoir parlé. La vie urbaine nous faisait nous croiser, quelques fois l’an, mais l’émotion que j’en éprouvais me faisait croire que c’était chaque jour. La première fois que je la vis, cela ne dura que de brèves secondes. Le temps qu’une voiture à vitesse moyenne longe la vitrine d’un magasin. J’avais encore une voiture alors, que je passais beaucoup de temps à ranger, à traîner de feu en feu, à mettre en file derrière les autres et je me traînais ainsi dans les rues pas beaucoup plus vite que les gens à pied. Je la vis quelques secondes, mais cette image de la première fois s’imprima en mon œil comme le pied d’un marcheur sur l’argile fraîche. Cela ne dure que le temps d’un pas, mais les moindres détails de son pied sont inscrits ; et si cela sèche : pour longtemps. Si cela cuit, pour toujours.

J’avais encore une épouse, nous rentrions en voiture par les rues déjà noires et je la vis brusquement dans la vitrine illuminée d’une pâtisserie que je connaissais. Elle était debout dans la lumière des néons blancs. Je me souviens de ses couleurs : le violet de ses yeux bordés de noir, le rouge de ses lèvres, sa peau ocellée de petites éphélides, le brun scintillant de son blouson de vieux cuir, et autour de son visage le gris et le blanc mêlé, la neige étincelante posée à la perfection sur ses gestes, sur sa beauté, sur la plénitude de ses traits. De ces quelques secondes j’eus le souffle coupé. Une vie entière m’était donnée, pliée et repliée comme un petit mot, papier serré dans l’espace de quelques secondes. Ces quelques secondes devant une vitrine éclairée de néons eurent une densité prodigieuse, un poids qui déforma mon âme toute la soirée, et la nuit suivante, et le lendemain.

J’aurais dû, imaginai-je, arrêter la voiture au milieu de la rue, la laisser là, portes ouvertes, entrer dans la pâtisserie et me jeter à ses pieds, dût-elle en rire. Je lui aurais offert un chou énorme débordant de crème légère, toute blanche. Et pendant que je l’aurais regardée, muet, cherchant mes mots, pendant qu’elle aurait goûté la crème vaporeuse du bout de sa langue, ma voiture laissée portes ouvertes au milieu de la rue étroite aurait bloqué la circulation. D’autres voitures se seraient empilées derrière, bloquant cette rue, puis les adjacentes, puis le quartier entier et la moitié de Lyon. Alignées sans espoir d’avancer sur les ponts et les quais, elles auraient toutes klaxonné furieusement, interminablement, plus personne ne pouvant rien faire d’autre que geindre fort pendant que je cherchais mes mots, accompagnant d’un colossal concert de cors la timidité de ma première déclaration.

Je ne l’ai pas fait, je n’y ai pas pensé tout de suite, l’ébranlement avait été tel qu’il avait figé mon esprit. Mon corps tout seul avait continué de conduire, était rentré chez lui après avoir rangé la voiture ; mon corps tout seul s’était déshabillé et couché, avait dormi en fermant par habitude mes paupières de chair, mais à leur abri mon âme ne dormait plus, elle cherchait ses mots.

Je la voyais sans qu’elle le sache, selon un rythme qui me laissait croire que je vivais un peu avec elle. Je connaissais sa garde-robe. Je reconnaissais de loin son parapluie, je remarquais quand elle portait un nouveau sac. Je ne faisais rien d’autre que de me tourner vers elle. Je ne fis rien, je ne lui dis rien. Je ne la suivis jamais. J’effaçais de ma mémoire, avec une habilité de censeur, le visage des hommes qui parfois l’accompagnaient. Ils changeaient, je crois ; sans que je susse jamais rien de leurs liens. Lorsque je revins à Lyon après avoir changé ma vie, je la croisai à nouveau, elle passait en ces mêmes rues où je l’avais croisée si souvent, permanente comme l’esprit du lieu.