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Il est des gens qui pensent que ce qui doit arriver arrive, moi je n’en sais rien. Mais l’occasion avait frappé tant de fois à ma porte, avec tant d’insistance, de constance, et je n’avais jamais répondu, jamais ouvert, que je voulus enfin lui parler. Je m’étais installé dans un grand café vide, et elle était là, à quelques tables de moi, je ne m’en étonnais même pas. Un homme lui parlait, elle l’écoutait avec une distance amusée. Il partit brusquement, blessé, offusqué, et elle ne se départit pas de son léger sourire qui la rendait si lumineuse, et consciente de cette lumière, et amusée de ce qui émanait d’elle. Je le vis s’éloigner avec soulagement. Nous fûmes seuls dans cette salle du café vide à part nous, sur des banquettes distantes, dos aux glaces, reconnaissants envers ce silence qui s’était enfin fait. Nous regardâmes tous les deux cet homme s’éloigner avec des gestes d’énervement et quand il eut franchi la porte nous nous regardâmes, tous les deux dans la salle vide, multipliés par le reflet des glaces et nous nous sourîmes. La salle pouvait contenir cinquante personnes, nous n’étions que deux, dehors il faisait sombre et nous n’y voyions rien, que la lueur orangée des lampadaires et des silhouettes pressées ; je me levai et allai m’asseoir devant elle. Elle garda ce sourire très beau sur ses lèvres pleines, elle attendit que je lui parle.

« Vous savez, commençai-je, sans encore savoir quoi. Vous savez, j’ai depuis des années une histoire avec vous.

— Et je ne m’aperçois de rien ?

— Mais moi je me souviens de tout. Voulez-vous que je vous raconte cette vie que nous menons ensemble ?

— Racontez toujours. Je vous dirai ensuite si elle me plaît, cette vie où je ne suis pas.

— Vous y êtes.

— À mon insu.

— Sait-on toujours ce que l’on fait ? Ce que l’on sait, ce ne sont que quelques arbres autour de la clairière dans la forêt obscure. Ce que nous vivons vraiment est toujours plus vaste.

— Racontez toujours.

— Je ne sais pas comment commencer. Je n’ai jamais abordé personne ainsi. Je n’ai jamais non plus vécu si longtemps avec quelqu’un sans qu’il le sache. J’ai toujours attendu que quelque chose qui ne dépendait pas de moi me relie à celle que je désire, que quelque chose qui était déjà là, hors de moi, m’autorise à prendre la main de celle que je souhaiterais pourtant accompagner. Mais je ne sais rien de vous, nous nous croisons par hasard, cela me soulage infiniment. Ce hasard répété crée une histoire. À partir de combien de rencontres commence une histoire ? Il me faut vous la raconter. »

Je les lui dis, ces rencontres, je commençai par la première où je fus ébloui de sa couleur. Elle m’écoutait. Elle me dit son nom. Elle m’accorda de la revoir. Elle m’embrassa sur la joue avec un sourire qui me fit fondre. Je rentrai chez moi. J’aspirais à lui écrire.

Je rentrai chez moi presque en courant. Je grimpai cet escalier qui me parut trop long. Je bataillai avec la serrure qui résistait. Mes clés tombèrent. Je tremblais d’énervement. Je finis par ouvrir, je refermai en claquant, j’arrachai ma veste, mes chaussures, je me mis à la table de bois qui me servait à tout, dont je savais bien qu’elle servirait un jour à écrire. Enfin, j’entrepris de lui écrire. Je savais bien que lui parler ne suffirait pas à la retenir. Seules des feuilles enduites de verbes pourraient la retenir un peu. Je les écrivis. Je lui écrivis. J’écrivis des lettres de plusieurs pages qui pesaient lourd dans l’enveloppe. Il ne s’agissait pas de lettres enflammées. Je lui décrivais une histoire, mon histoire, la sienne. Je lui racontais chacun de mes pas dans Lyon, je lui racontais sa présence qui luisait comme une phosphorescence, sur les objets que je rencontrais dans les rues. Je décrivais Lyon avec elle, moi marchant, sa présence autour de moi comme un gaz luminescent. J’écrivis dans une sorte de fièvre, dans une exaltation déraisonnable, mais ce que j’écrivais avait la douceur d’un portrait, un portrait souriant mêlé à un grand paysage en arrière-plan. Le portrait ressemblait à ce que je voyais d’elle, et elle me regardait, le paysage en arrière-plan était la ville où nous vivions ensemble, peint entièrement de couleurs qui étaient les siennes. Elle voulut bien me revoir. Elle avait lu mes lettres, elle en avait aimé la lecture, j’en fus soulagé. « Tout ça pour moi ? sourit-elle très doucement. — Ce n’est que le début, lui dis-je. La moindre des choses. » Elle soupira, et cet air qu’elle me donnait, oxygène, fit vrombir ma flamme.

Mais je souhaitais surtout la peindre, car cela aurait été plus simple de la montrer, elle, d’un geste. J’admirais son apparence, le mouvement fluide qui en permanence émanait d’elle, j’admirais son corps qui s’inscrivait dans le tracé d’une amande, dans la forme que je pouvais voir en posant à plat mes deux mains ouvertes, jointes par l’extrémité des doigts.

Je pourrais, je crois, tracer sa forme d’un unique trait de pinceau. La contempler m’emplissait l’âme. Il convient par politesse de préférer l’être à la forme, mais l’être ne se voit pas, sinon par le corps. Son corps me réjouissait l’âme par voie anagogique et je désirais ardemment la peindre, car ce serait la montrer, la désigner, affirmer sa présence et ainsi la rejoindre.

J’aimais la courbe que l’on devait décrire pour la parcourir tout entière, de ses pieds effleurant le sol jusqu’au nuage de duvet argenté qui auréolait son visage, j’aimais l’arrondi de son épaule qui appelait l’arrondi de mon bras, j’aimais par-dessus tout dans son visage la ligne vive de son nez, la ligne sans réplique qui organisait la beauté de ses traits. Le nez est le prodige de la face humaine, il est l’idée qui organise d’un seul trait tous les détails qui se dispersent, les yeux, les sourcils, les lèvres, jusqu’aux oreilles délicates. Il est des idées molles et des idées grossières, des idées ridicules et des idées sans intérêt, des idées amusantes, des idées trop vite épuisées, et d’autres qui s’imposent et restent toujours. La contribution méditerranéenne à la beauté universelle des femmes est l’arrogance de leur nez, tracé sans repentir, d’un geste de matador ; ce qui doit pouvoir se traduire en toutes les langues qui entourent cette mer qui fut la nôtre.

Je l’admirais, admirais son apparence, et je désirais plus que tout inscrire son corps dans cette forme en amande que décrivent deux mains ouvertes posées à plat, jointes par l’extrémité de leurs doigts. Ce que je fis.

ROMAN VI

Guerre trifide, hexagonale, dodécaédrique ; monstre autophage

On ne quitte pas Alger comme ça. On ne franchit pas la mer si facilement. On ne peut le faire de soi-même : il faut trouver une place. On ne peut quitter Alger par ses propres moyens, à pied, en marchant dans la campagne, en se glissant entre les buissons. Non. On ne peut pas. Il n’y a pas de buissons, ni de campagne, juste de l’eau, la mer infranchissable ; on ne peut quitter Alger à moins de trouver une place dans un bateau, ou un avion. De la balustrade au-dessus du port on peut regarder la mer et l’horizon. Mais pour au-delà, il faut un bateau, il faut un billet, il faut un tampon.

Victorien Salagnon resta des jours à attendre que son bateau s’en aille. Quand il regardait la mer il sentait derrière son dos tout le pays lui peser. La masse bruyante et sanglante d’Alger grondait derrière lui, glissait comme un glacier jusque dans l’eau, et lui se concentrait sur la mer et son horizon plat, qu’il voulait franchir ; il voulait partir.