Au petit matin gris du dernier été, quelques parachutistes coloniaux arrivèrent en Jeep sur le boulevard de la République qui surplombe le port. Ce boulevard n’a qu’une façade, l’autre est la mer. Ils s’arrêtèrent et descendirent de leur Jeep en s’étirant, ils allèrent jusqu’à la balustrade à pas tranquilles et s’accoudèrent. Ils regardaient la mer grise qui rosissait.
Quand une Jeep chargée d’hommes en léopard s’arrête n’importe où sur le trottoir, on s’éloigne ; ils sautent, ils courent, ils s’engouffrent dans un immeuble, ils montent les escaliers quatre à quatre, ils ouvrent les portes d’un coup de pied, et redescendent avec des types qui essaient de les suivre sans trébucher. Mais ce jour-là au petit matin gris, le dernier été où ils furent là, ils descendirent sans hâte et s’étirèrent. Ils allaient chacun avec des gestes lents, les mains laissées dans leur poche, les cinq parachutistes coloniaux vêtus de treillis léopard aux manches retroussées, comme si chacun était seul ; ils allaient sans rien dire, marchant d’un pas nonchalant et fatigué. Ils vinrent jusqu’à la balustrade au-dessus du port et s’accoudèrent à quelques mètres les uns des autres. Une fumée lourde stagnait dans les rues. De temps en temps une explosion ébranlait l’air, des vitres tombaient sur le sol avec un bruit clair. Des flammes vrombissaient par les fenêtres crevées de bâtiments. Ils regardaient la mer qui devenait rougeâtre.
Accoudés, ils restèrent là à profiter de la fraîcheur qui n’existe que le matin, regardant vaguement au loin, rêvant d’être au-delà de l’horizon au plus vite, muets, fatigués au plus profond d’eux-mêmes comme après une longue nuit sans dormir, plusieurs nuits sans dormir, des années de nuits sans dormir, souffrant d’une horrible gueule de bois devant Alger dévasté.
Tout cela n’avait servi à rien. Le sang n’avait servi à rien. Il avait été répandu en vain et maintenant il ne s’arrêtait plus de couler, le sang dévalait en cascade les rues en pente d’Alger, des flots de sang se jetaient dans la mer et s’étalaient en nappes pourrissantes. Au matin, dès que la lumière se levait, la mer devenait rougeâtre. Les parachutistes coloniaux accoudés à la balustrade au-dessus du port la regardaient rougir, s’assombrir, devenir mare de sang. Derrière eux les flammes vrombissaient par les fenêtres cassées de tous les bâtiments que l’on avait détruits pendant la nuit, des fumées noires rampaient dans les rues, des cris venaient de partout, des bruits de passions brutes, haine, colère, peur, douleur, et des sirènes traversaient la ville, sirènes miraculeuses des derniers services de secours qui fonctionnaient encore, on ne sait pourquoi. Puis le soleil se levait correctement, la mer devenait bleue, la chaleur commençait, les parachutistes coloniaux regagnèrent leur Jeep garée sur le trottoir dont les passants s’éloignaient avec crainte. Ils ne regrettaient rien mais ne savaient pas à qui le dire. Tout ceci n’avait servi à rien.
Ils partirent enfin, dans un énorme bateau. Ils avaient fait leur paquetage, tout entassé dans le sac cylindrique peu pratique mais facile à porter, ils avaient traversé la ville dans des camions bâchés d’où ils ne voyaient pas grand-chose. Ils préféraient ne pas voir grand-chose. Alger brûlait ; ses murs s’effritaient sous les impacts de balles ; des flaques de sang caillaient sur les trottoirs. Des voitures portières ouvertes restaient immobiles en travers des rues, des meubles cassés se consumaient devant les portes, des vitrines béaient devant des monticules d’éclats de verre, mais personne ne se servait. Ils montèrent par la passerelle du bateau, bien en ligne régulière comme ils savaient le faire, et ils eurent l’impression de le faire pour la dernière fois. Ils eurent l’impression que tout cela n’avait servi à rien, et qu’ils ne servaient à rien ; qu’ils ne serviraient plus.
Quand ils partirent quand le bateau se détacha du quai, beaucoup s’enfermèrent dans l’entrepont pour ne rien voir, s’assourdir du bruit des machines et dormir enfin ; d’autres restèrent sur le pont et regardèrent Alger qui s’éloignait, le port, la jetée, la Casbah comme une calotte gelée qui fond d’où coulait tout ce sang, et l’agitation sur le port, la foule sur le front de mer. Alger s’éloignait, et arrivait jusqu’à eux le hurlement des harkis que l’on égorge. C’est ce qu’ils se dirent, les harkis que l’on égorge, mais pour garder en eux-mêmes une certaine courtoisie, un certain tact. Mais ils le savaient bien, ils avaient vécu dans ce pays de sang, ils le savaient bien que les cris qui s’élevaient de la foule agitée du front de mer étaient ceux de harkis que l’on démembre, que l’on émascule et brûle tout vifs, et qui voient dans un brouillard de larmes sanglantes, leurs larmes et leur sang, les bateaux partir. Ils se dirent, ceux qui partent, que ces hurlements qu’ils entendent sont ceux des harkis que l’on égorge, ils se le disent pour gentiment se rassurer, pour ne pas évoquer d’autres images, plus atroces, qui les empêcheraient pour toujours de dormir. Mais ils savent bien. De loin, cela ne change rien. L’homme n’est qu’une certaine capacité de cri : une fois atteinte, cela ne changera pas, qu’on l’égorge ou qu’on lui arrache sa chair pièce à pièce avec des outils de menuisier. Les parachutistes coloniaux sur le pont du bateau qui voyaient Alger s’éloigner préféraient, par politesse, penser qu’on les égorge, ces hommes qui hurlaient ; que ce soit vite fait, pour eux, et pour eux aussi.
Quand le bateau fut au milieu de la Méditerranée, se dirigeant vers la France sur le rythme étouffé du martèlement des machines, Victorien Salagnon sur le pont, en pleine nuit, pleura, la seule et unique fois de sa vie, il se vida d’un coup de toutes les larmes accumulées pendant trop longtemps. Il pleura son humanité qui le quittait, et sa virilité qu’il n’avait su entièrement conquérir, et qu’il n’avait su garder. Quand le jour se leva il vit Marseille ensoleillé. Il était épuisé et les yeux secs.
Cela avait bien commencé pourtant. Ils étaient arrivés dans Alger en plein hiver, dans cet hiver cruel de la Méditerranée où le soleil se cache derrière un vent gris et net comme une lame d’acier. Ils avaient défilé dans les rues de la ville européenne, Josselin de Trambassac en tête, merveilleusement raide, merveilleusement précis dans chacun de ses gestes, merveilleusement fort. Il défila dans les rues à la tête de ses hommes, le capitaine Salagnon, dans les rues de la ville européenne qui ressemble à Lyon, à Marseille, et peuplée de Français qui les acclamaient. Ils allaient au pas, toute la division de parachutistes coloniaux, le treillis propre, les manches retroussées, mâchoires serrées avec des sourires de statues, corps maigres et entraînés, allant tous du même pas. Ils allaient gagner cette fois-ci. Ils entraient en ville, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient pour gagner ; ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient si à la fin ils gagnaient.
Ce jour de janvier dans un soleil d’hiver ils étaient entrés dans Alger, ils étaient allés ensemble dans les rues sous l’acclamation de la foule européenne, souples, légers et invincibles, vierges de tout scrupule, aguerris par la guerre la plus atroce que l’on puisse vivre. Ils avaient survécu, ils survivaient à tout, ils allaient gagner. Ils étaient eux tous une machine de guerre sans états d’âme, et Salagnon était un des pilotes de cette machine, chef de meute, centurion, guide de jeunes gens qui s’en remettaient à lui, et le long des rues la population française d’Alger les acclamait. La population française ; car y en avait-il une autre ? On ne la voyait pas.