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Des bombes explosaient dans Alger. Souvent. Tout pouvait exploser : un siège dans un bar, un sac laissé par terre, un arrêt de bus. Quand on entendait une bombe au loin, on sursautait d’abord mais cela soulageait quelques minutes. On soupirait. Puis le cœur recommençait de se serrer, une autre pouvait exploser ici ; et l’on continuait dans la rue à marcher comme si un gouffre pouvait s’ouvrir, comme si le sol à chaque instant pouvait manquer. On s’éloignait d’un Arabe qui portait un sac ; on évitait de croiser des femmes entourées d’un voile blanc qui pouvait dissimuler ; on aurait voulu qu’ils ne bougent plus, eux, les abattre peut-être, tous, que plus rien n’arrive. On ressentait un trouble désagréable devant ceux dont on ne savait pas d’un coup d’œil juger des traits ou de la tenue. On changeait de trottoir sur la bonne mine des passants. Il semblait que la ressemblance pouvait sauver la vie. On ne savait que faire, on les avait appelés pour ça. Eux, ils sauraient, les loups maigres revenus d’Indochine ; ils avaient survécu, on s’en remettait à leur force.

Ils s’installèrent dans une grande villa mauresque au-dessus d’Alger. Elle comprenait un vaste sous-sol, de petites pièces à fenêtres grillagées, des combles qu’ils divisèrent en chambres bien fermées, une grande pièce d’apparat qui servait autrefois de salle de bal, où Josselin de Trambassac rassembla ses officiers qui l’écoutèrent debout, mains croisées dans le dos, dans la position de repos réglementaire qui n’est en aucun cas celle de l’abandon. Une bombe très loin explosa.

« Vous êtes des parachutistes, messieurs, des hommes de guerre. Je sais ce que vous valez. Mais la guerre change. Il ne s’agit plus de sauter d’un avion, ni de courir dans la forêt, il s’agit de savoir. À l’époque d’Azincourt, user d’un arc, tuer de loin sans risques, était incompatible avec l’honneur du chevalier. La chevalerie de France s’est fait égorger par des gueux armés d’arcs en bois. Vous êtes la nouvelle chevalerie de France, vous pouvez refuser d’employer les armes de la guerre moderne, mais vous serez alors égorgés.

« Nous avons la force ; on nous a confié la mission de vaincre. Nous pourrions comme des aviateurs américains raser la partie d’Alger qui abrite nos ennemis. Mais cela ne servirait à rien. Ils survivraient sous les décombres, ils attendraient l’accalmie et, multipliés, reviendraient à l’assaut. Ceux qui nous combattent ne se cachent pas mais nous ne savons pas qui ils sont. On peut les croiser et ils nous saluent, on peut leur parler sans qu’ils nous agressent, mais ils attendent. Ils se cachent derrière les visages, à l’intérieur des corps. Il faut débusquer l’ennemi sous les visages. Vous les retrouverez. Vous interrogerez durement les vrais coupables, avec les moyens bien connus qui nous répugnent. Mais vous gagnerez. Avez-vous conscience de qui vous êtes ? Alors nous ne pouvons perdre. »

Il termina son allocution sur un petit rire. Une ombre de sourire passa sur le visage de ses hommes souples et tranchants. Tous saluèrent en claquant les talons et regagnèrent les bureaux improvisés avec des tables d’école dans tous les coins de la grande villa mauresque. Dans la pièce d’apparat Josselin de Trambassac fit installer un organigramme, où des cases vides se reliaient les unes aux autres en pyramide par des flèches. Chaque case était un nom, chacune n’en connaissait que trois autres.

« C’est le camp ennemi, son ordre de bataille, dit-il. Il vous faudra mettre un nom dans chaque case, et les arrêter tous. C’est tout. Lorsque tout sera rempli, l’armée dévoilée s’évanouira. »

Cela plut à Mariani. Il ne lisait plus beaucoup, sa merveilleuse intelligence livresque s’appliqua à remplir le grand tableau. Il usait des hommes comme de mots. Il notait des noms, il effaçait, il travaillait au crayon et à la gomme. Et dans le réel, comme un écho sanglant de la pensée synoptique exposée sur le tableau blanc, on appréhendait des corps, on les manipulait, on en extrayait le nom et ensuite on les jetait.

Comment trouver des gens ? L’homme est zôon politikon, il ne vit jamais seul, toujours quelqu’un est connu d’autres gens. Il fallait pêcher au harpon, dans l’eau boueuse plonger l’arme au hasard et voir ce qui remonterait. Chaque prise en amènerait d’autres. Le capitaine Salagnon avec deux hommes armés se rendit au siège de la police urbaine. Il demanda le fichier de surveillance de la population arabe. Le fonctionnaire en bras de chemise ne voulut pas le lui donner. « Ce sont des pièces confidentielles, qui appartiennent à la police. — Vous me le donnez ou je le prends », dit Salagnon. Il portait son pistolet dans un étui de ceinture en toile, gardait ses mains croisées derrière son dos, les deux hommes avec lui tenaient leur pistolet mitrailleur à la hanche. L’homme en chemise lui désigna une étagère, et ils repartirent avec des caisses de bois brun remplies de fiches.

On trouvait là le nom et l’adresse de personnes que la police avait un jour remarquées. Ils avaient été truands, agitateurs, syndicalistes, ils avaient fait montre un jour ou l’autre de nationalisme, de volonté d’agir ou d’esprit de rébellion. Toutes les fiches étaient rédigées au conditionnel, car on manquait d’indicateurs, on manquait de policiers, on utilisait le ouï-dire. Tout le ferment de l’agitation de l’Alger arabe tenait dans ces boîtes.

Ils ramenèrent à la villa mauresque les gens mentionnés dans les fiches, pour leur demander pourquoi les bombes explosaient ; qui les posaient. S’ils ne savaient pas, on leur demandait le nom de quelqu’un qui saurait, et on allait le chercher, et on recommençait. Les parachutistes étaient là pour savoir, ils s’y employaient. Ils interrogeaient sans relâche. Dans la jungle du corps ils traquaient, ils tendaient des embuscades, cherchaient l’ennemi. Quand il résistait, ils le détruisaient. Une partie de ceux par qui on avait appris quelque chose, on ne les revoyait plus.

Jour et nuit un intense trafic de Jeep bourdonnait autour de la villa. On amenait des hommes, habillés, en pyjama, ahuris, terrorisés, menottés, rarement blessés ou tuméfiés, poussés par les parachutistes qui ne se déplaçaient qu’en courant. Il fallait faire vite. Lorsqu’un nom était donné dans le sous-sol de la villa mauresque, des Jeep partaient chargées de quatre parachutistes en tenue léopard ; elles descendaient à toute vitesse les rampes en lacet, s’arrêtaient devant le porche d’un immeuble, et ils sautaient à terre avant même qu’elles ne stoppent, ils entraient en courant, montaient les escaliers en courant, et revenaient avec un homme ou deux qu’ils chargeaient dans la voiture, dont le moteur n’avait pas été coupé. Ils remontaient à la villa mauresque, assis comme à l’aller, mais un homme ou deux accroupis à leurs pieds dont on ne voyait que le dos. Là, ils essayaient de savoir pourquoi les bombes explosaient, ils insistaient, jusqu’à ce qu’une autre Jeep sorte en faisant crisser ses roues, chargée de quatre parachutistes en tenue léopard qui au bout d’une heure revenaient, ramenant d’autres hommes, de qui on cherchait à apprendre encore, à n’importe quel prix. Et ainsi de suite. Quand un nom était donné, dans l’heure l’homme qui le portait était amené en Jeep, par quatre hommes en léopard, et à son tour on l’interrogeait dans le même sous-sol où son nom avait été prononcé. Le verbe agissait sur la matière, on ne parlait que français. Au matin des officiers remontaient du sous-sol de la villa avec un crayon, un carnet de notes un peu froissé, parfois sali. Ils allaient dans la pièce d’apparat où le soleil levant par les baies vitrées faisait briller le grand tableau synoptique. Ils s’arrêtaient sur le seuil de cette grande pièce, éblouis par la lumière, l’espace vide entre les murs, le silence du matin. Ils s’étiraient, regardaient le ciel qui devenait rose, puis s’approchaient de l’organigramme et remplissaient certaines cases en recopiant les pages de leurs carnets. Salagnon chaque jour voyait le tableau se remplir, case après case, avec la régularité d’un procédé d’impression. Quand il serait plein, c’en serait fini.