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Josselin de Trambassac suivait l’évolution de son tableau avec autant d’attention qu’un maréchal d’Empire devant une carte piquée d’épingles. Il était là au matin quand on le remplissait, et aux hommes qui remontaient du sous-sol il demandait avant toute chose de lui présenter leurs mains. Ceux dont les mains avaient été souillées par le travail de la nuit, il les renvoyait à gestes agacés vers les robinets de l’office. Ils devaient se les laver et les sécher avec soin. Seules les mains propres pouvaient approcher l’organigramme et contribuer à le remplir. Josselin de Trambassac ne supportait pas qu’il puisse être taché. Il l’aurait fait sinon entièrement recopier.

La villa était entourée d’un jardin poussiéreux où poussaient des palmiers. L’ombre en était dilacérée et mouvante, personne ne s’y promenait, personne ne s’occupait de ramasser les palmes mortes qui encombraient les allées. Les volets à claire-voie restaient mi-clos comme des paupières de chat. Ils ne voyaient des jours d’Alger que l’éblouissement du dehors, des rayures de lumière dans l’ombre et le mouvement des palmes. Ils n’ouvraient jamais. Dedans cela puait de diverses façons, cela puait la sueur, le tabac, la cuisine mal faite, les chiottes et autre chose encore. Parfois un peu de vent venait de la mer tout en bas, très peu. Les cigales crissaient mais sans odeur de pinède. Ils étaient en ville, ils travaillaient.

C’est Mariani qui le premier eut l’idée de mettre de la musique, des disques à fond sur un gros tourne-disque pendant qu’ils travaillaient au sous-sol. Au-delà du jardin la villa donnait sur la rue, des gens passaient, et dans les étages de la villa on entendait le travail de la cave. Cela dérangeait en permanence. On mit de la musique à certaines heures, avec un volume de surprise-partie. Ceux qui passaient devant la villa entendaient les chansons, le disque entier d’une chanteuse à la mode. À plein volume. Mais les bruits à peine perceptibles quand ils se mêlent à la musique causent de petites dysharmonies, à peine audibles, juste sensibles par le désagrément inexplicable qu’elles provoquent. À ceux qui les entendaient à ce moment-là en passant devant la villa mauresque, la variété franco-méditerranéenne que l’on y entendait provoquait d’étranges malaises.

Quand le capitaine Mariani entre dans son bureau, avec ses lunettes noires de pilote cerclées d’un fil d’or, le suspect sur sa chaise serre inconsciemment les jambes.

Mariani souriant s’appuie d’une fesse sur la table de travail vierge de tout papier, de tout crayon. Ici on travaille d’homme à homme. Autour de lui ses chiens de sang obéissent au moindre de ses gestes. Devant lui sur une chaise un jeune Arabe aux vêtements déchirés est attaché par les poignets. Des hématomes sur le visage lui font faire une grimace un peu ridicule.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— Je n’ai rien fait, monsieur l’officier.

— Ne me raconte pas d’histoires. Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis étudiant en médecine. Je n’ai rien fait.

— Étudiant en médecine ? Tu profites de la France, et tu ne l’aides pas.

— Je n’ai rien fait, monsieur l’officier.

— Ton frère a disparu.

— Je sais bien.

— Tu sais où il est.

— Je ne sais pas.

— Vous êtes tous frères, n’est-ce pas ?

— Non, juste avec mon frère.

— Alors, où il est ?

— Je ne sais pas.

— Ton frère est au maquis.

— Je ne sais pas. Il a disparu une nuit. Je ne sais rien. On est venu le chercher.

— Comment faire confiance à un homme dont le frère est au maquis ?

— Je ne suis pas mon frère.

— Mais tu es son frère. Tu lui ressembles. Tu as de lui en toi, et lui est au maquis. Alors comment te faire confiance ? Nous voulons que tu nous dises où il est. Qui l’a contacté ? Nous voulons savoir comment on va au maquis.

— Je ne sais rien de tout ça. Je suis étudiant en médecine.

— Tu dois nous dire où est ton frère. Vous vous ressemblez. Tu sais : c’est marqué sur ton visage. On peut superposer le visage de ton frère au tien. Comment pourrais-tu ne pas savoir ? »

L’autre secoue la tête. Il en pleurerait de désespoir, plus que de douleur et de peur.

« Je ne sais rien du tout. Je suis étudiant en médecine. Je m’occupe de mes études.

— Oui, mais tu es le frère de ton frère. Et il est au maquis. Tu sais un peu, ce qui en toi lui ressemble sait où il est. Et ceci tu nous le caches. Tu devras nous le dire. »

Mariani s’assoit, mains ouvertes il désigne l’homme à ses chiens. Ils le prennent sous les bras, l’emportent. Il reste assis à sa table de travail, impassible, il ne quitte pas ses lunettes noires cerclées d’un fil d’or. Les volets à claire-voie mettent des barres de lumière sur la table vide. Il attend qu’ils reviennent, il attend le prochain, et les autres qui se succèdent dans son bureau, ils diront ce qu’ils savent, ils diront tout. Ceci est un travail.

Salagnon toujours en descendant retenait sa respiration, puis en bas respirait avec un haut-le-cœur et s’habituait. Les mauvaises odeurs ne durent jamais, juste quelques inspirations, on ne sent pas ce qui dure. Des bruits confus passaient les portes fermées, résonnaient sous les voûtes, s’emmêlaient en un vacarme de hall de gare comprimé dans le volume d’une cave. On avait conservé du vin ici, ils avaient vidé ce qui restait, installé l’électricité, pendu des ampoules nues aux voûtes, avaient descendu avec peine des tables métalliques et des baignoires par l’étroit escalier. Les parachutistes qui restaient là avaient l’uniforme sale, la vareuse ouverte jusqu’au ventre, le pantalon et les manches trempés. Ils passaient dans le couloir en refermant toujours soigneusement la porte, ils avaient les traits tirés et les yeux comme sortis de la tête, avec des pupilles ouvertes qui faisaient peur comme une bouche de puits. Trambassac ne voulait pas les voir comme ça. Il exigeait que ses hommes soient propres, rasés, pleins d’allant ; un paquet de lessive par tenue, conseillait-il, et devant lui on parlait clairement, on se déplaçait avec économie, on savait à chaque instant ce que l’on devait faire. À la presse il montrait ses hommes impeccables, souples et dangereux, dont l’œil clair voyait tout, radiographiait Alger, débusquait l’ennemi derrière les visages, le traquait à travers les labyrinthes du corps. Mais certains restaient pendant des jours à errer dans les carceri qui s’enfonçaient sous la villa mauresque, et ils faisaient peur, même aux officiers parachutistes qui restaient à la surface, qui faisaient tourner la noria de Jeep, appréhendant les suspects, remplissant le grand tableau synoptique. Ceux-là, on ne les montrait pas à Trambassac ; et il ne demandait pas à les voir.

Certains que l’on amenait ici menottés, traînés et poussés par des parachutistes armés, se liquéfiaient rien qu’à sentir l’odeur humide de la cave, rien qu’à se refléter dans le regard des lémures qu’ils croisaient dans le couloir, couverts d’une sueur grasse, l’uniforme ouvert, trempés sur le devant. D’autres relevaient la tête, et on refermait soigneusement la porte derrière eux. Ils se retrouvaient à quelques-uns dans une petite cave, sous l’ampoule nue, un officier à carnet qui posait des questions, très peu de questions, et deux ou trois autres, sales et peu bavards, aux allures de mécaniciens auto fatigués. Le brouhaha du sous-sol entrecoupé de cris ruisselait le long des murs, au milieu de la petite cave étaient des outils, une bassine, du matériel de transmission, une baignoire pleine dont la présence pouvait surprendre. L’eau qui remplissait la baignoire n’était plus de l’eau, c’était un liquide mêlé, qui luisait salement sous l’ampoule nue pendue à la voûte. Cela commençait. On posait des questions. Cela se passait en français. Ceux que l’on remontait, parfois on devait les porter. Ceux-là on ne les rendait pas.