Quand Salagnon remontait avec le carnet où l’on notait des noms, il se disait très confusément que s’ils allaient assez vite pour prendre ceux qui fabriquaient des bombes, prendre ceux qui les posaient, une bombe peut-être n’exploserait pas dans un bus. Ils se disaient tous à peu près la même chose, sauf les lémures du sous-sol dont plus personne ne savait ce qu’ils pensaient quand ils répétaient inlassablement les mêmes questions à des noyés qui ne répondaient pas car ils crachaient de l’eau, à des électrocutés dont les mâchoires tétanisées ne laissaient plus passer aucun son. Trambassac s’expliquait à la presse avec beaucoup de clarté. « Nous devons agir, vite, et sans états d’âme. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, quand il ne veut pas dire où il les a mises, et quand elles vont exploser, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. Si nous prenons le terroriste dont nous savons qu’il a caché une bombe et que nous l’interrogeons vite, nous éviterons de nouvelles victimes. Nous devons obtenir très vite ces renseignements. Par tous les moyens. C’est celui qui s’y refuse qui est le criminel, car il a sur les mains le sang de dizaines de victimes dont la mort aurait pu être évitée. »
Vu comme ça, c’est impeccable. Le raisonnement est sans faille, on peut le répéter. Les raisonnements sont toujours sans failles car ils sont construits ainsi, sauf par des maladroits. La raison a raison, car c’est son principe. En effet, quand on attrape un terroriste dont on sait qu’il a posé des bombes, il convient de le presser de questions. Presser, compresser, oppresser, pressurer, peu importe. Il faut que ça aille vite. Vu comme ça, c’est imparable. Sauf qu’ils ne prirent jamais personne dont ils savaient qu’il avait posé vingt bombes. Ils arrêtèrent vingt-quatre mille personnes et d’aucun ils ne savaient ce qu’il venait de faire. Ils les emportaient dans la villa mauresque et ils le leur demandaient. Ce que ces personnes avaient fait, c’est l’interrogatoire qui l’établissait.
Trambassac prétendait à qui voulait l’entendre qu’ils arrêtaient des coupables et les interrogeaient non pas pour établir leur culpabilité mais pour limiter leurs méfaits. Or ils n’arrêtaient pas des coupables : ils les construisaient, par l’arrestation et l’interrogatoire. Certains l’étaient auparavant, par hasard, d’autres non. Beaucoup disparaissaient, coupables ou pas. Ils lancèrent des filets et attrapèrent tous les poissons. Point n’était besoin de connaître le coupable pour agir. Il suffisait d’un nom, et ils s’occupaient de tout.
Ce jour-là Trambassac eut du génie. Ce qu’il dit à la presse qui lui posait des questions, la raison qu’il donna de ce qui se passait dans la villa mauresque, on le répétera durant un demi-siècle plus ou moins sous la même forme, c’est la marque des grandes créations littéraires que de marquer les esprits, d’être régulièrement citées, légèrement déformées sans que l’on ne sache plus qui pour la première fois les écrivit — en l’occurrence c’est Josselin de Trambassac.
Ils virent Teitgen descendre au sous-sol, avec un autre civil qui était commissaire de police, de cette police urbaine déchargée de ses pouvoirs. Ils portaient la liasse d’assignation à résidence, les papiers administratifs, les formulaires nominatifs à signer. Ils portaient aussi un album photo. Ils le montrèrent à tous ceux qu’ils croisaient, ils le montrèrent à Trambassac, il contenait des photos horribles de corps mutilés pris dans des camps allemands.
« Cela, nous l’avons vécu personnellement, et nous le retrouvons ici.
— Moi aussi, je l’ai vécu, Teitgen. Mais laissez-moi vous montrer ce qui se passe ici. »
Il brandit la une de L’Écho d’Alger où l’on voyait en pleine page, heureusement en noir et blanc, la dévastation de L’Otomatic, les consommateurs déchirés gisant dans les débris de la vitrine.
« Voilà ceux qu’on cherche : ceux qui ont fait ça. On fera tout pour les trouver, et qu’ils arrêtent. Tout.
— On ne peut pas tout faire.
— Nous devons gagner. Si nous ne gagnons pas, vous avez raison, cela n’aura été qu’une boucherie inutile. Si nous ramenons la paix, cela aura juste été le prix à payer.
— Nous perdons déjà quelque chose.
— Vous pensez à quoi ? La loi ? Vous ne trouvez pas la loi un peu ridicule de nos jours ? Elle n’est pas faite pour les temps de guerre, elle gère le train-train quotidien. Mais vos papiers, je veux bien vous les signer à la chaîne.
— Que nous soyons dans l’illégalité est sans importance, Trambassac, je suis bien d’accord avec vous. Mais nous n’en sommes plus là. Nous nous engageons dans l’anonymat et l’irresponsabilité, cela nous conduit aux crimes de guerre. Sur mes papiers, comme vous dites, sur chacun de mes papiers, je veux le nom d’un type et une signature lisible.
— Laissez-moi travailler, Teitgen. Parmi mes gars, ceux qui ne veulent pas le faire, ils ne le font pas. Mais ceux qui ne laissent pas leur fardeau à d’autres, eh bien ils le portent.
— Même ceux qui ne le font pas seront salis. Cela va se répandre sur nous tous. Jusqu’en France.
— Laissez-moi, Teitgen, j’ai à travailler. »
Ils étaient en opération, dans les cages d’escalier, dans les corridors, dans les chambres à coucher. Ils prenaient d’assaut les portes, ils faisaient sauter les serrures, ils tendaient des embuscades en travers des couloirs, ils bloquaient les issues, fenêtres, toits, arrière-cours. Ils travaillaient, nuit et jour. Les sous-sols de la villa mauresque ne désemplissaient plus. On ne voyait pas le jour. La température ne variait jamais, chaude et humide dans une lumière d’ampoule nue. Salagnon tombait de sommeil. Il dormait de temps à autre. Quand il remontait il était surpris du jour toujours changeant dans la pièce d’apparat. Il fallait aller vite, trouver des noms, des lieux, coxer les suspects avant qu’ils ne se carapatent. Ils avaient écrit des noms sur les murs, barré en rouge ceux qu’ils avaient arrêtés, accroché des photos d’identité des dirigeants encore cachés, ils les voyaient chaque jour, ils vivaient avec eux, ils connaissaient leur visage, ils les auraient reconnus s’ils les avaient croisés dans la rue. Ils pourraient les reconnaître dans la foule où ils se cachaient. Ils se cachaient. L’ennemi se cachait derrière des faux plafonds, de fausses cloisons, l’ennemi se cachait dans les appartements, se cachait dans la foule, il se cachait derrière les visages. Il fallait l’extraire. Défoncer les cloisons. Explorer les corps à tâtons. Détruire l’abri des visages. Nuit et jour ils travaillaient. Dehors des bombes explosaient. Des gens qui leur avaient parlé étaient égorgés. Il fallait aller plus vite encore. La noria des Jeep amenait un flot continu d’hommes apeurés dans les sous-sols de la villa mauresque. Teitgen voulait qu’on les compte, qu’on prenne leur nom à l’entrée. On le fit. Il insistait, il persistait, ce petit homme un peu crapaud derrière ses grosses lunettes, suant dans ses costumes tropicalisés, avec un peu de graisse et peu de cheveux, le seul civil ici, si différent des loups athlétiques qui arrachaient des noms, appréhendaient des hommes après une brève course dans les escaliers. Mais il avait une obstination de fer, Teitgen. Il fallait lui signer des papiers, il revenait chaque jour, vingt-quatre mille furent signés. Et quand on relâchait un homme, il vérifiait. Il comparait les listes. Il en manquait. Il demandait. On lui répondait qu’ils avaient disparu.