« On peut pas les rendre comme ça, disait Mariani devant ceux qui étaient trop abîmés. Ils sont foutus de toute façon. » Salagnon conduisit un camion bâché plein de ceux que l’on ne rendrait pas. Il conduisit de nuit jusqu’au-delà de Zéralda. Il arrêta le camion près d’une fosse éclairée de projecteurs. Les chiens de Mariani étaient là. Ils descendirent le chargement. Leurs bras ballaient le long du corps, certains tenaient un pistolet, d’autres un poignard. Salagnon entendit des coups de feu et après, le bruit mou de la chute de quelque chose de mou sur du mou, comme un sac tombant sur des sacs. Parfois le bruit de chute venait sans rien avant, sans coup de feu, juste un gargouillis liquide qui ne faisait même pas sursauter, et c’était encore plus horrible, de n’en pas ressentir le moindre tressaillement.
Il demanda à Trambassac de ne plus avoir à le faire, de ne plus conduire les camions vers Zéralda, ni vers le port, ni vers l’hélicoptère qui partait en pleine nuit faire un tour au-dessus de la mer.
« OK, Salagnon. Si vous ne voulez pas le faire, ne le faites pas. Quelqu’un d’autre le fera. » Il se tut un moment. « Mais il y a un truc que j’aimerais que vous fassiez.
— Quoi, mon colonel ?
— Peindre mes gars.
— C’est le moment de peindre ?
— Le moment ou jamais. Prenez un moment de temps en temps. Faites le portrait de mes gars, de vos potes. Vous peignez vite, je crois, pas besoin de pose. Ils ont besoin de se voir. De se voir plus beaux qu’ils ne sont en ce moment. Parce que sinon avec ce que nous faisons là, nous allons les perdre. Rendez-leur un peu d’humanité. Vous savez faire ça, non ? »
Il obéit, il fit cette chose étrange que de peindre le portrait de parachutistes coloniaux qui travaillaient jour et nuit jusqu’à s’effondrer ivres de fatigue, qui réfléchissaient le moins possible, qui fuyaient les miroirs, il peignit le portrait héroïque d’hommes qui ne pensaient pas plus loin que le projet d’attraper le prochain suspect.
Quand l’exaltation retombait autour du type recouvert de sang, de bave et de vomissures, dans le silence éploré qui succède aux plus grandes tensions, ils voyaient bien ce qui était devant eux : un corps excrémentiel dont l’odeur les envahissait tous. « On va pas remettre ça dans le circuit », disait Mariani. Et il évacuait tout. Ils étaient entre eux. Peu leur importait de savoir qui avait fait ceci ou cela, qui avait fait plus ou moins, qui avait touché ou qui avait regardé. Tous étaient pareils, celui qui n’avait fait que voir ou qu’entendre comme les autres. Ils rejetaient avec mépris ceux qui feignaient de ne rien savoir, ceux qui affectaient de ne pas se mêler. Ceux-là, ils auraient voulu leur plonger la tête dans le sang, ou bien les réexpédier en France. Que Salagnon les peigne, ils n’y tenaient pas. Ils préféraient être tous ensemble, ou vraiment seuls. Quand ils se couchaient, ils s’enroulaient dans leur drap et se tournaient vers le mur. Allongés sous le drap ils ne bougeaient plus, endormis ou pas. Quand ils étaient ensemble ils préféraient rire très fort, brailler, parler cru, et boire tout ce qu’ils pouvaient jusqu’à tomber et vomir. Et voilà que Salagnon leur demandait de rester sans bouger devant lui, sans rien dire. Ils n’y tenaient pas mais Salagnon était des leurs, alors ils acceptèrent, un par un. Il fit d’eux de grands portraits à l’encre qui les montraient secs, solides, tendus, avec la conscience de la vie vacillante en eux-mêmes, avec la conscience de la mort autour d’eux, mais ils tenaient, et gardaient les yeux ouverts. Sans le lui dire ils appréciaient ce romantisme noir. Ils acceptaient de poser en silence devant Salagnon, qui ne leur parlait pas mais les peignait. Trambassac exposa plusieurs de ses portraits dans son bureau. Il recevait les colonels, les généraux, les hauts fonctionnaires, les représentants du gouvernement général sous l’œil noir de ses parachutistes peints. Et il s’y référait toujours. Il les désignait, les montrait du doigt en parlant. « Ce sont eux dont on parle. Ceux qui vous défendent. Regardez-les bien. » Ces portraits d’où émanait une allure sombre et folle participait du chantage à l’héroïsme qui chaque jour ou presque avait lieu dans son bureau. La grande faucheuse à Alger en 1957 était une moissonneuse mécanisée, et les portraits de Salagnon en étaient une pièce, comme la carrosserie de métal peint, qui contribue à tout tenir ensemble, qui contribuait à ce que cela tienne. Cela tint. « Ils sont tous coupables, mais ils le sont pour vous. Alors ils se serrent les coudes, ils tiennent ensemble. Peu importe ce qu’ils font. Ils le font ensemble. Cela seul compte. Celui qui lâche ? Qu’il s’en aille. On ne lui en voudra pas, mais qu’il disparaisse. »
Les civils n’entraient plus qu’à contrecœur dans ce bureau où ils venaient chercher les résultats. Trambassac les attendait dans son treillis impeccable et derrière lui les héros impassibles regardaient les nouveaux venus ; il exposait ses résultats, des résultats magnifiques, impressionnants, le nombre des terroristes éliminés, la liste des bombes saisies. Il exposait des organigrammes merveilleusement clairs. Teitgen lui demandait des comptes, il apportait ses listes d’assignation. Derrière ses grosses lunettes il ne frémissait pas, il faisait des additions et montrait les résultats à Trambassac. « Si je compte bien, mon colonel, dans votre calcul il manque deux cent vingt bonshommes. Que sont-ils devenus ?
— Eh bien, ils ont disparu vos bonshommes !
— Où ?
— Lorsqu’on vous le demandera, vous direz que c’est signé Trambassac. »
Teitgen ne tremblait pas, ni de peur, ni de dégoût, il ne se décourageait jamais. Derrière ses grosses lunettes il regardait tout en face, le colonel devant lui, la nécropole d’encre disposée le long des murs, les comptes qui étaient la trace des morts. Il était le seul à tenir le compte des gens. Il finit par démissionner, il s’en expliqua publiquement. On pouvait le trouver ridicule avec son allure et ses papiers à remplir. Il ressemblait à une grenouille qui demande des comptes à une assemblée de loups, mais une grenouille animée d’une énergie surnaturelle, dont les paroles ne sont pas les siennes mais l’expression de ce qui doit être. Pendant toute la bataille d’Alger il occupa la place d’un dieu-grenouille posté à l’entrée des Enfers : il pesait les âmes, et notait tout sur le Livre des Morts. On peut s’en moquer, de ce petit homme qui souffrait de la chaleur, qui regardait à travers de grosses lunettes, qui s’occupait des papiers à remplir alors que d’autres avaient du sang jusqu’aux coudes, mais on peut l’admirer comme on admire les dieux zoomorphes d’Égypte, et lui rendre un culte discret.
« Mariani ne va pas très bien. Parlez-lui. Je le mets en congé d’autorité pendant trois jours. Vous aussi. Rattrapez-le, je ne sais pas où il glisse. Quand on passe la limite, nul ne sait pas où ça va. »
Les rues d’Alger sont plus agréables que celle de Saïgon, la chaleur y est sèche, on peut se mettre à l’abri du soleil, les cafés s’ouvrent sur la rue comme des grottes ombreuses, pleines d’agitation et de bavardage, s’attabler sur le trottoir permet de regarder ceux qui passent. Mariani et Salagnon s’assirent à une table ; en uniforme, ils pouvaient être abattus, mais ils se montraient. Mariani enleva les lunettes noires qu’il gardait toujours. Ses yeux étaient rouges et troubles, battus d’insomnie.
« Tu as mauvaise mine.
— Je suis épuisé. »
Ils regardèrent passer la foule du soir dans la rue de la Lyre.
« Tous ces ratons m’insupportent. Ils nous haïssent. Ils ne montrent aucune expression quand ils nous croisent, juste la servilité ; mais des assassins se cachent derrière ces visages. Et toi, Salagnon, tu nous lâches. Tu fais tes trucs, des trucs d’écolier ou de jeune fille. En Indo tu gribouillais aussi, mais tu savais faire autre chose.