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« Tu as à peine changé, Victorien. Juste un peu plus fort, un peu plus beau. Juste comme j’osais à peine souhaiter que tu sois. »

Cérémonieusement il s’était levé, il tira une chaise et la fit asseoir à côté de lui. Leurs jambes se frôlaient comme s’ils ne s’étaient jamais éloignés et que chacun contenait en lui la forme de l’autre. Elle me va comme un vêtement que j’aurais longtemps porté, pensait-il, toujours confusément, son visage m’éblouit, brille de beauté et je n’arrive pas vraiment à en voir la chair. Elle n’émeut, simplement. Elle est exactement telle qu’en mon âme. Et quand elle me regarde avec ce sourire-là, j’en soupire de soulagement, je reviens chez moi. Elle occupe exactement le volume de mon âme ; ou alors mon âme est son vêtement, et je l’habille exactement. Sa beauté que j’ai devinée de loin a agi comme un pressentiment. Eurydice, mon âme, me revoici devant toi.

Eurydice prenait place dans la place à ses mesures qu’était le cœur de Victorien. Tout en elle, ses yeux, sa voix et son visage, tout son corps, rayonnait de cette même lumière qui l’avait éclairé douze ans auparavant et douze ans durant. « Comme elle m’éblouit », murmura-t-il, bredouillement à peine articulé que seul Salomon entendit. Tout se précipitait, tout, il s’en étranglait, les mots ne venaient pas, il ne pouvait rien articuler. Heureusement Salomon fit les frais de la conversation, radieux, sa volubilité retrouvée.

Il bavardait de tout et de rien, s’exclamait, s’esclaffait, saluait des connaissances de passage, taquinait sa fille, qui ne répondait rien, elle dévorait des yeux le beau Victorien, elle scrutait son visage mûri passé au sable du temps, il le voyait bien, il la laissait à ses contemplations, il questionnait le capitaine Salagnon à propos de ses voyages, de ses aventures, de ses exploits, et Victorien lui répondait mal, de façon confuse, il parlait de jungle, d’arroyos et de fuite nocturne dans la forêt détrempée. Il dévidait des souvenirs, il les désignait comme on envoie une série de cartes postales, il ne pouvait faire mieux que de montrer sa collection, car les ressources de son âme étaient occupées à lire le visage d’Eurydice, et effleurer ses jambes sous la table, ces jambes dont il se rappelait la peau, la courbe et le poids bien mieux que si elles avaient été les siennes.

Le mari d’Eurydice arriva, salua chaleureusement tout le monde, il s’installa ; il se mêla aussitôt à la conversation, il y était brillant, partenaire parfait pour Salomon. Il était un bel homme théâtral, brun et bouclé, sa chemise blanche éclatante ouverte sur son torse bruni, il égalait Salomon par la virtuosité, il distribuait sans compter un flot de paroles intelligentes et drôles, mais qui étourdissaient plutôt qu’elles ne convainquaient, disaient, ou même charmaient. Il convenait, à l’entendre, de réagir avec excès et de rire souvent. Salomon excellait à ce sport, Salagnon fut vite distancé, rapidement essoufflé et il se contenta de regarder.

Il était très beau, cet homme brun qui se nourrissait de soleil, qui usait de la langue comme d’un instrument de musique à danser. Mais au moment même où Victorien l’avait vu, au moment où l’autre s’était arrêté devant la table, où il s’était penché vers eux, sa main tendue, sourire éclatant, il s’était demandé ce qu’Eurydice faisait avec lui. Ce que l’homme faisait avec elle, il le savait bien. Eurydice était le précieux trésor de Salomon Kaloyannis, une splendeur que l’on ne pouvait que désirer ; mais lui n’était pas à la hauteur. Victorien se l’était dit très distinctement au moment où il lui serrait la main, avec un beau sourire ferme d’officier parachutiste. En lui-même, il l’écarta d’un revers de main. Il n’est pas à sa place, se disait-il simplement, il n’est pas à sa place à cette place qui est la mienne. Mais dans la longue conversation qui s’ensuivit, ponctuée de blagues et d’exclamations, de saluts aux passants et de rires, dans cette pièce de théâtre pataouète qui se jouait dehors près des Trois Horloges, Salagnon ne disait pas grand-chose. Il n’en avait pas le temps ; il n’en avait pas la rapidité, il ne savait pas glisser un trait d’esprit au moment où les autres reprenaient leur souffle, il ne savait pas mettre en scène de petits riens avec beaucoup de vacarme. Pendant que le père et le mari jouaient, il regardait Eurydice, et Eurydice lentement se sentait rougir.

Elle se souvenait des lettres, des dessins, de toute cette conversation sans réponse qu’il avait menée pendant douze ans, et les poils très doux de son pinceau chargé d’encre caressaient son âme, faisaient frémir sa peau. Dans cet étrange Alger où la parole était un art de rue, la peinture n’avait rien de visuel ; elle était silencieuse, lente, et tactile.

Quand ils se séparèrent, le mari salua virilement Victorien et l’invita à venir les voir ; Eurydice acquiesça, gênée. Ils s’éloignèrent tous les deux, beau couple. Il l’entendit dire, sa voix portait bien, et lui avait l’oreille fine, éduquée par la jungle, ou bien le mari voulait être entendu : « Ils font les matamores, ces types, c’est le mot, matamores, avec leur rapière et leur accoutrement. Ils paradent avec leurs drôles de casquettes et leurs pantalons serrés, mais quand tu les as entre quatre yeux, ils ne te décrochent pas un mot. »

Il passa son bras autour des épaules d’Eurydice aussi silencieuse qu’une pierre et ils disparurent dans la foule de Bab el-Oued. Victorien les suivit du regard jusqu’à ce qu’il ne voie plus rien, n’entende plus rien, et resta dans cette pose sans bouger, les yeux fixés sur le point où ils avaient été engloutis dans la forêt humaine d’Alger.

« Elle est belle, hein, ma fille ! » lui lança Salomon en lui frappant la cuisse, avec un enthousiasme si charmant qu’il lui arracha un sourire.

Son oncle l’attendit devant la villa, dans une Jeep garée sur le trottoir, il fumait en regardant dans le vague, à demi allongé sur le siège, le bras pendant par-dessus la porte. Salagnon sortit enfin, l’embrassa sans un mot et monta à côté de lui. L’oncle jeta sa cigarette par-dessus son épaule, d’une pichenette, et démarra sans rien dire. Il l’emmena dans un petit café sur les hauteurs devant lequel s’ouvrait la baie d’Alger. Des pins ombrageaient la terrasse, des rocs de calcaire sec affleuraient entre les arbres, même en hiver on était au bord de la Méditerranée. Le patron, un gros pied-noir au bagout trop typique pour n’être pas un peu forcé, offrait des tournées d’anisette aux parachutistes qui fréquentaient son établissement. Ceint d’un tablier qui lui serrait le ventre, il contournait le bar, venait servir lui-même, et distribuait des encouragements à haute voix, en tapant des doigts joints sur la table, à plat, pour bien se faire entendre. « Il faut leur montrer, aux ratons. La force, ils connaissent que ça. Tu baisses la garde, ils te giflent ; tu tends l’autre joue, ils t’égorgent. Tu tournes le dos, ils te mettent un coup de couteau, et tu l’as pas vu venir. Mais tu les regardes droit dans les yeux, ils bougent pas. Figés, comme des troncs. Capables de rester une journée entière sans bouger. Je me demande ce qu’ils ont dans le sang. Quelque chose de froid et visqueux sûrement. Comme les lézards. »

Il posait l’anisette sur la table, un peu de kémia suivant l’heure, « À votre santé, messieurs, c’est pour moi » ; et il retournait vers son bar, essuyait des verres en écoutant une radio qui débitait à mi-voix des chansons sirupeuses et interminables.

Salagnon et son oncle restaient en silence devant la baie qui s’étendait à leurs pieds. L’eau d’hiver était d’un bleu pâle uni, les immeubles blancs se serraient à son bord, si calmes.

« Ils disent toujours ça, dit enfin l’oncle. Qu’ils les connaissent parce qu’ils sont allés à l’école ensemble. C’est pour ça que c’est si atroce. C’est exactement pour ça.