— Pourquoi pour ça ?
— Les pieds-noirs ne comprennent pas la violence qui leur est faite. Ils s’entendaient si bien, croient-ils. Mais étrangement tous les Arabes comprennent la violence qui est faite. Alors soit ils sont d’espèces différentes, soit ils vivent dans deux mondes séparés. Avoir été à la même école pour ensuite vivre dans des mondes séparés est explosif. On n’apprend pas impunément la liberté, l’égalité et la fraternité à des gens à qui on les refuse. »
Ils burent, regardant l’horizon parfaitement net, le soleil d’hiver leur chauffait le visage et les avant-bras qui dépassaient des manches de leur vareuse toujours retroussées.
« Tu fais quoi ? demanda enfin Salagnon.
— Comme toi, j’imagine. Mais ailleurs. »
Il n’en dit pas plus. Les traits de son oncle étaient tirés. Son teint un peu maladif, trop pâle, les coins de sa bouche retombaient, s’enfonçaient dans ses joues, nouant peu à peu ses lèvres.
« Si nous ne parvenons à rien, si nous devions un jour partir, alors cela n’aura été qu’un crime, souffla-t-il, à peine audible. On nous haïra. »
Le silence revint ; il pesait sur Salagnon. Il chercha autour de lui quelques détails qui puissent détourner la conversation, la relancer vers ailleurs. Les pins bougeaient doucement, la Méditerranée bien lisse s’étendait jusqu’à l’horizon, les gros immeubles blancs en contrebas, comme des blocs de plâtre, se serraient pour former des ruelles ombreuses.
« Tu apprends toujours ton Odyssée ? » demanda-t-il.
Le visage de l’oncle se détendit, il sourit même.
« J’avance. Tu sais, j’ai lu une chose très étrange. Ulysse est allé au pays des morts pour demander à Tirésias le devin comment ça finirait. Il offre un sacrifice aux morts et Tirésias vient, avide de boire.
Allons ! écarte-toi de la fosse ! détourne la pointe de ton glaive : que je boive le sang et te dise le vrai !
« Ensuite, il lui explique comment cela finira : dix ans de guerre, dix ans d’aventures violentes pour rentrer, où ses compagnons mourront sans gloire un par un, et un massacre pour finir. Vingt ans d’un carnage auquel Ulysse seul survivra. Tirésias, qui était la voix des morts, qui avait bu le sang du sacrifice pour dire la vérité, lui indique aussi comment il pourra en sortir, comment il pourra vivre, après la guerre.
Il faudrait repartir avec ta bonne rame à l’épaule et marcher, tant et tant qu’à la fin tu rencontres des gens qui ignorent la mer […] le jour qu’en te croisant, un autre voyageur demanderait pourquoi, sur ta brillante épaule, est cette pelle à grains, c’est là qu’il te faudrait planter ta bonne rame et faire à Poséidon le parfait sacrifice d’un bélier, d’un taureau et d’un verrat de taille à couvrir une truie ; tu reviendrais ensuite offrir en ton logis la complète série des saintes hécatombes à tous les Immortels, puis la mer t’enverrait la plus douce des morts ; tu ne succomberais qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés…
« Quand personne ne reconnaîtra plus les instruments de la guerre, ce sera fini. »
Tout en bas sur la mer miroir du ciel un navire blanc venait vers Alger. Il grossissait tout doucement, brillait au soleil d’hiver, laissait derrière lui un sillage vite refermé, dérangeant à peine une mer d’huile bleue impassible. Il devait contenir des voyageurs, des gens qui rentraient, des fonctionnaires de France, et des appelés, d’innombrables appelés venant faire ici ce qu’ils n’imaginaient pas qu’ils pourraient faire. Certains ne reviendraient pas, d’autres reviendraient couverts de sang, tous seraient touchés.
« Tu penses que cela finira un jour ?
— Ulysse a mis vingt ans à rentrer chez lui. Vingt ans, c’est le temps habituel du remboursement d’une dette. Nous n’avons pas tout à fait fini. »
Ils continuaient. Ils pressaient Alger jusqu’à en extraire la moindre goutte de rébellion. Ils jetaient au fur et à mesure les peaux sèches qui leur restaient entre les mains. Ils traçaient sur les maisons de grands chiffres au goudron. Ils connaissaient chacun, chaque maison était une fiche où ils inscrivaient les noms. Ils interrogeaient les maçons car eux pouvaient construire des caches, ils interrogeaient les droguistes car eux pouvaient fournir les produits qui explosent, ils interrogeaient les horlogers car eux pouvaient fabriquer le mécanisme des bombes ; ils interrogeaient ceux qui sortaient à une heure inappropriée, ils interrogeaient ceux qui n’étaient pas chez eux à une heure où ils auraient dû y être en bons pères de famille, et aussi ceux qui étaient chez d’autres sans que des raisons familiales ne le leur imposent. Le moindre écart à la fiche demandait éclaircissement. Quatre parachutistes dans une Jeep allaient chercher celui qui pourrait leur donner des explications. Dans le sous-sol de la villa mauresque on lui posait des questions.
Ils fouillaient sous les visages, ils traquaient dans la jungle du corps, ils pourchassaient l’ennemi dedans l’autre attaché devant eux. La question médiévale à l’aide d’instruments était le seul moyen d’intervention dans cette guerre intérieure, cette guerre de trahison, cette guerre qui ne se voyait pas car située au dedans de chacun. Ils utilisaient les indices à leur portée, ils catégorisaient les visages, ils croyaient en la vérité de la souffrance. Ils pressaient de questions. À force de presser, il n’y eut plus rien ; des peaux mortes qu’ils jetaient. Ils dévastaient faute de gagner ; dans cette guerre du dedans on pouvait à peine se battre. La bataille qu’ils livrèrent fut un événement tout à la fois cognitif, éthique, militaire, l’on y créa de prodigieuses nouveautés, de toutes nouvelles techniques de police, un bafouement inédit du droit et de l’homme, une utilisation du bon sens à un niveau encore jamais atteint, et ce fut un succès éclatant ; qui prépara l’échec de tout.
Cela prit fin quand plus aucune bombe n’explosa dans Alger. Il n’y eut plus aucun bruit dans les caves de la villa mauresque, juste une odeur fétide qui stagnait comme un gaz lourd incapable de s’échapper. Tous les agitateurs avaient été éliminés, ou s’étaient enfuis. Tous ceux qui pouvaient articuler une opposition avaient été réduits au silence. Ne restait qu’une haine muette, partagée, battant comme un cœur sourd dans les ruelles pacifiées. En marchant dans la ville arabe on pouvait l’entendre, mais personne n’y allait. On renvoya alors les parachutistes dans le bled traquer les hors-la-loi qui y vivaient en bandes. La tâche des parachutistes était de détruire les maquis. À Alger, on avait vidé l’eau, le poisson n’y vivait plus.
On lui confia des jeunes gens venus de France, des garçons mineurs qui sortaient juste de l’école, qui sortaient juste de leurs familles, qui descendaient du bateau en portant un gros sac vert ; ils montaient dans des camions conduits par des parachutistes peu bavards, en uniforme moulant et les manches retroussées, et ils traversaient Alger assis en rang à l’arrière du camion, leurs gros sacs verts encombrants serrés entre leurs jambes. Ils n’avaient pour la plupart jamais vu aucune ville de cette sorte, agitée, balnéaire, pouilleuse, une ville bondée, les rues pleines d’habits étranges qui se frôlaient sans se voir, et de militaires, des militaires partout, en uniformes divers, armés, en patrouille, en sentinelle, de passage, à pied, en Jeep, dans des véhicules blindés légers, dans des camions poussiéreux. S’ils venaient un beau jour où le soleil illuminait les façades blanches, cela avait de l’allure, et la tension malsaine qui tombait de ce ciel de tôle peinte, brûlant et bleu, les électrisait. Les camions franchissaient l’entrée fortifiée de la caserne, barrée de chevaux de frise et de sacs de sable, et s’arrêtaient sur la place d’armes. À côté du mât où tout en haut flottait le drapeau, longiligne et droit, sa belle tête plantée tout au bout de la pique de son corps, attendait le capitaine Salagnon en tenue léopard, jambes écartées, mains croisées derrière le dos, béret rouge légèrement incliné ; et eux tous sur le camion ne savaient pas encore ce que signifiait la couleur de ces bérets. Ils allaient l’apprendre, avec beaucoup d’autres choses. Mais étrangement la couleur des bérets et la couleur des uniformes seraient parmi les choses les plus importantes qu’ils apprendraient ici, il leur faudrait ne pas confondre les bleus, les verts, les rouges, les noirs, et ne pas éprouver les mêmes sentiments envers ceux qui portaient telle couleur, ou telle autre. On les faisait descendre, on commençait de crier, on les faisait s’aligner au garde-à-vous, le paquetage à leurs pieds. Le menton redressé, ils attendaient, face au capitaine Salagnon planté devant le drapeau. Les jeunes gens venaient de France et n’avaient jamais été si loin, ils étaient tous volontaires. Sur leur visage lisse on devinait à peine ce qu’ils étaient. Ils avaient fait leurs classes en France, avaient appris à tirer et à sauter et à porter — sauter juste pour voir s’ils le pouvaient car jamais ils ne le feraient ; ils ne sauteraient pas plus haut que du rebord de l’hélicoptère, à peine posé, pales tournantes. Dans leur regard clair où se disputaient une naïveté et une dureté toutes deux issues de l’enfance, ils se donnaient l’air, en alimentant une petite flamme, de vouloir en découdre. Quand l’immobilité enfin durait, quand le silence se faisait enfin pesant, Salagnon s’adressait à eux, d’une voix forte et nette. Toujours on leur parlerait ainsi, fortement pour qu’ils entendent, nettement pour qu’ils comprennent. « Messieurs, je vais faire de vous des parachutistes. Cela se mérite ; ce sera dur. Vous serez des hommes de guerre et vous imposerez le respect ; vous souffrirez plus que vous n’avez jamais souffert. On vous admirera, et on vous détestera. Mais ceux qui me suivront, jamais je ne les laisserai en arrière. C’est tout ce que je peux vous promettre. »