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Et pour cela il tenait parole. Ils n’en attendaient pas plus ; ils venaient pour ça.

La première fois qu’ils se retrouvèrent ce fut dans un petit hôtel de la rue de la Lyre. Salagnon était venu à l’avance ; allongé sur le lit, il l’attendait. Cela ne lui convenait pas, le papier peint terne, les meubles démodés et de couleur trop sombre, la glace qui reflétait la moitié de lui en le déformant, les rideaux ternes, les bruits de la rue en permanence. Cela ne lui conviendrait pas plus, à elle. Il songea à se lever, à demander une autre chambre, mais elle frappa, entra, aussitôt le rejoignit sans qu’il eût même le temps de se redresser. Ce fut un ajustement, elle se serra contre lui, elle enfouit son visage contre son cou, son oreille, murmura son nom et autre chose qu’il ne comprit pas. Elle se redressa et le regarda très intensément.

« J’ai attendu ce moment-là, Victorien. Plus la situation empirait, plus je rêvais que l’on vous envoie ici. Que l’on envoie le petit Victorien qui s’était aguerri, qui viendrait nous sauver, moi tout particulièrement, qui viendrait nous sauver de tout ça, de ces violences atroces, de ces imbécillités, de ces trahisons, de cet ennui sans fin.

— Tu ne m’as rien dit.

— Je ne le savais pas exactement. Je le découvre en te le disant, mais je l’ai toujours senti. Quand j’ai lu dans le journal qu’on vous envoyait ici, mon cœur a bondi de joie. Mon souhait qui n’était pas dit se réalisait. Tout cela, toute cette guerre, toute cette violence et tous ces moments d’horreur nous mènent à ce moment-là, celui-là où nous sommes. Nous étions si loin, nous sommes nés si éloignés l’un de l’autre qu’il nous a fallu deux guerres pour nous rejoindre. J’espérais secrètement que la situation empire, que tu viendrais vite. Ils ne savent pas pourquoi ils se battent, les autres, je suis la seule à le savoir : ils se battent pour nous, pour que nous puissions nous retrouver. »

Elle l’embrassa. Il ne pensait plus à l’aspect de la chambre. Elle n’existait plus vraiment. Ils restèrent la journée entière, et la nuit, mais se quittèrent le lendemain. À six heures le capitaine Salagnon monta dans le véhicule de tête, suivi d’une colonne de camions chargés d’hommes ; ils partaient en opérations.

Il lui écrivit une courte lettre, où il esquissait d’un trait de pinceau la courbe de sa hanche, telle qu’il s’en souvenait ; il mentionna l’adresse de son cantonnement, pour qu’elle puisse lui répondre. Eurydice emprunta la 2 CV de son père et vint le voir. Elle avait revêtu un haïk blanc qu’elle tenait serré entre ses dents. Elle laissa derrière elle un sillage de stupéfaction et d’amusement. Il est peu courant qu’une femme en haïk blanc conduise dans la campagne à tombeau ouvert. Elle ne passa pas inaperçue : quelqu’un se déguise et se cache, pensait-on à son passage. On ne sait pas qui ; mais on sait qu’elle se cache, car elle n’est pas du tout ce qu’elle prétend être. Fantomatique et surexcitée, elle débarqua au cantonnement du régiment parachutiste. Elle demanda le capitaine Salagnon au planton interloqué. Elle se déhoussait de son haïk en parlant, elle força la porte, elle tomba dans les bras de Victorien surpris qui lui dit qu’elle était folle, imprudente, sur la route il pouvait tout lui arriver.

« Je suis cachée, personne ne me voit, dit-elle en riant.

— C’est la guerre, Eurydice, on ne joue pas.

— Je suis là.

— Ton mari ?

— Il n’existe pas. »

La réponse lui convenait.

Une brève pluie avait lavé la profondeur de l’air. Cela avait séché vite et nettoyé les lointains, le ciel, l’horizon, de toutes les poussières ocre qui flottaient ici et le voilaient. Le paysage s’étendait comme une lessive faite, éclatant, dans toutes les directions sous un ciel bleu pur. Ils partirent avec la 2 CV de Salomon, sur la route caillouteuse vers le petit col d’Om Saada. Il savait trouver là-bas des arbres, de l’ombre, de maigres étendues d’herbe où ils pourraient s’étendre. Il avait montré à Eurydice le carnet de dessins qu’il emportait, et sans le lui dire glissé un pistolet dans sa gaine sous le siège avant. Ils avaient roulé lentement, bavardant et riant de tout, les fenêtres à rabat ouvertes pour laisser passer l’air désordonné qui sentait le caillou chaud, l’herbe aromatique grillée, les troncs de pin enduits de résine. La route irrégulière maltraitait les suspensions trop souples de la 2 CV, elle se balançait par à-coups comme une légère nacelle montée sur ressorts. Ils se heurtaient l’un à l’autre en riant, se rattrapant à la cuisse ou au bras, tentaient parfois de s’embrasser mais ils risquaient de se donner un coup de tête, et ce risque si bête les faisait rire. Eurydice conduisait, il se laissait conduire avec bonheur, regardait tout, le paysage, la clarté de l’air, il la regardait elle qui conduisait avec une attention touchante, et oubliait l’arme glissée sous son siège. Du col d’Om Saada ils prirent une petite piste qui les emmena au bord de la forêt de pins tordus. Un pré d’herbe rase les accueillit. Au printemps les végétaux pensent pouvoir vaincre la caillasse, et des coussins d’un beau vert vif, des fleurs à tige courte, des pans de pelouse partaient à la conquête du monde. On en reparlerait l’été, mais ce jour-là, la force vitale saisonnière ne doutait de rien. Ils laissèrent la voiture, s’assirent à l’ombre des pins dont les plus basses branches, larges comme la cuisse, serpentaient au sol. Elle avait apporté le haïk, elle l’étendit sur l’herbe comme un drap blanc et ils s’allongèrent dessus. Autour d’eux, en contrebas comme le sol de leur chambre, un tapis de collines ondulait jusqu’à l’horizon, vertes et or, sous un ciel uniforme et bleu ; on ne voyait ni route ni village, car ils sont pierre sur pierre, trop rares et trop petits, toute construction humaine trop discrète pour être vue d’ici. L’air tiède s’agitait, leurs poumons vibraient comme des voiles que l’on hisse, s’emplissaient du paysage. L’Algérie heureuse s’étendait devant eux.