Cette journée ils la passèrent à cela : bavarder gaiement, s’embrasser jusqu’en avoir mal à la langue, faire l’amour fesses nues au soleil, et dans ce paysage immense où ils étaient seuls, vider le panier de victuailles qu’ils avaient apporté, dessiner un peu, s’endormir dans les bras l’un de l’autre, chassant par de brusques spasmes une mouche importune, unique, qui voletait autour d’eux. Ils n’en revenaient pas que douze ans aient pu les séparer. Douze ans, c’est long, un tunnel, les souvenirs situés au bout auraient dû s’estomper dans la brume des lointains, ils auraient dû avoir changé. Mais non. Les douze ans avaient juste été une page : cela prend du temps de lire une page, puis de lire l’autre si l’on suit les lignes ; mais la page précédente est juste derrière la fine feuille de papier ; ailleurs, mais tout contre.
Le soir fut vigoureux, un gros soleil repeignit tout couleur de cuivre. Leur peau, l’un contre l’autre, fondait l’une en l’autre. Le sexe de Victorien ne connaissait pas de fatigue, juste un peu de courbatures. Il aurait pu rester éternellement tout droit à rentrer et sortir, plonger en Eurydice comme dans une eau délicieuse, et cela le faisait rire, comme on rit à la piscine, peau tiédie, éclaboussée d’eau fraîche, heureux d’une liberté sans limite.
« Il faut nous arrêter et rentrer, lui murmura-t-il à l’oreille.
— Monsieur l’officier sonne le couvre-feu ?
— Monsieur l’officier sait ce qu’il fait, dans ce pays-là. Viens. »
La voiture ne démarra pas. Penchée au bord de la piste, toute poussiéreuse, elle n’émit qu’un halètement catarrheux quand Salagnon mit le contact. Il fouilla dans le moteur, tâta les fils, cela ne fit rien. Le soleil s’était caché, l’air bleuissait.
« Nous sommes coincés.
— Rentrons à pied. Ce n’est pas si loin. »
Il secoua la tête.
« Pour nous, prendre la route de nuit est trop dangereux.
— Nous ?
— Deux Européens dont un officier tout seul. La région n’est pas pacifiée, Eurydice.
— Tu le savais avant de venir ? »
Il ne répondit pas. Il sortit de sous le siège le pistolet et en passa l’étui à sa ceinture. Il prit le haïk et ce qui restait de victuailles.
« Qu’allons-nous faire ?
— Attendre cachés, dormir un peu. Et à l’aube aller à la rencontre de ceux qui viendront nous chercher.
— On nous retrouvera ?
— Oui, sourit-il. Vivants et sauvés si nous avons un peu de chance ; ou morts, et très maltraités, si nous rencontrons le grand méchant loup de ces bois. »
Ils s’installèrent sur de l’herbe, entre deux rochers qui faisaient une ombre épaisse. Allongés ils voyaient le ciel bien noir avec bien plus d’étoiles qu’ils n’en avaient jamais vu, sauf peut-être en France un certain soir où ils avaient été ensemble. Ils voyaient de grosses étoiles, des moyennes et une poussière infinie de toutes petites qui faisait briller l’ombre. L’air sentait le pin.
« Retour au départ, dit Eurydice en lui étreignant la main.
— Nouveau départ », dit Victorien, l’attirant contre lui.
Il savait ne pas dormir. Il savait s’assoupir à peine, réduire son activité mentale et physique au minimum, comme s’il hibernait, mais rester sensible aux bruits soudains, aux voix, aux déplacements de cailloux, aux craquements de branches. Eurydice dormait sur son épaule. Son bras gauche l’entourait, sa main droite restait sur l’arme, étui ouvert, et le métal en était devenu tiède.
Entre deux assoupissements il entendit que l’on chuchotait. Les murmures allaient et venaient selon les légers souffles de la nuit, s’éloignaient puis se rapprochaient, il crut reconnaître de l’arabe, plusieurs voix qui se répondaient, il ne savait s’il s’agissait de djounnouds ou de djinns, sa main glissa sur l’arme tiède, posa doucement son index sur la détente. Eurydice dormait, une mèche sur l’œil, tout contre lui. Il veillait sur elle. Elle soupira doucement. Elle respirait contre son cou, souriait. Il sentait son sexe gonfler. Ce n’est pas le moment, pensa-t-il, mais cela ne fait pas de bruit. Les murmures s’évanouirent.
Très lentement la nuit se fit moins obscure. Il fut réveillé par l’Alouette, l’hélicoptère à bulle de plexiglas qui voletait très haut pour éviter les tirs. Le bruit lointain des pales brassait l’air pur du matin, le soleil rose brillait sur la coquille transparente, au sol ils étaient encore dans l’ombre. Salagnon se dressa sur un gros rocher et fit de grands gestes. L’Alouette répondit par de petits cercles et repartit. Victorien revint s’accroupir devant Eurydice enroulée dans le haïk froissé, taché de terre et de vert. Elle le regardait de ces yeux intenses qui le transformaient aussitôt en un seul cœur qui battait violemment.
« Bonne nouvelle. Ils vont nous retrouver vivants. »
Elle ouvrit le voile, elle lui apparut telle qu’elle avait dormi, attendrie et légèrement froissée, lui souriant, et ce sourire-là à lui seul adressé flottait en l’air et dardait sur lui un faisceau d’éblouissement, qui ne lui permettait plus que de voir cela : ce sourire flottant, pour lui.
« Viens près de moi. Le temps qu’ils arrivent. »
Ils entendirent approcher les moteurs, de très loin. Sur la piste cahotait une Jeep, un half-track muni d’une mitrailleuse et deux camions. Ils les attendirent près de la 2 CV, recoiffés, défroissés au mieux. Salagnon avait remis son arme à la ceinture.
« Tout ça pour nous ? demanda-t-il au lieutenant soulagé qui sautait de la Jeep en le saluant.
— La région n’est pas sûre, mon capitaine.
— Je sais. C’est moi qui mets les petits drapeaux sur la carte.
— Permettez-moi de le répéter : ce n’est pas prudent de partir seul. Mon capitaine.
— Mais je ne suis pas seul. »
Le lieutenant se tut et regarda Eurydice. Elle lui rendit son regard, enveloppée du haïk comme d’un châle.
« Vous êtes le capitaine Salagnon qui passe à travers tout, soupira-t-il. Vous verrez comme un jour cette immortalité vous pèsera. »
Il alla diriger le remorquage de la 2 CV.
Ce type a dix ans de moins que moi, pensa Salagnon, et il sait ce qu’il fait. Nous éduquons une génération d’ingénieurs de la guerre. Que vont-ils faire, après ?
« En montant vers le poste…
— Le bordj, capitaine, le bordj, coupa Chambol. Je tiens à ce terme. En arabe il désigne la tour, et c’est un mot très fort en leur langue. Un mot noble qui affirme un signal dans le désert.
— Eh bien en montant vers votre… bordj, nous avons vu le long des routes des cadavres d’ânes. Plusieurs, en différents états de décomposition.
— C’est la zone interdite, capitaine.
— Elle est interdite aux ânes ?
— Elle a été vidée de sa population, interdite à tout passage. Nous veillons à ce que plus personne n’y vienne, à ce que plus aucun trafic n’alimente les hors-la-loi. Qu’ils aient faim, sortent du bois et viennent se battre. La règle est simple, capitaine, c’est elle qui nous permet de tenir le pays : la zone est interdite, donc toute personne vue ici est hors-la-loi.
— Mais les ânes ?
— Les ânes en Algérie sont un moyen de transport. Donc dans la zone l’âne est un convoi ennemi. »
Salagnon rêveur regardait le colonel Chambol lui parler sérieusement.
« Au cours d’embuscades, nous avons tué beaucoup d’ânes, ils portaient des olives ou du blé. On peut prendre ça comme une erreur, mais c’est une erreur : nous affamons la rébellion.