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— Vous les avez vus, les combattants ?

— Les hors-la-loi ? Jamais. Ils ne doivent pas avoir assez faim pour sortir du bois. Mais nous les attendons. La victoire ira à celui qui aura la patience d’attendre.

— Ou alors ils ne sont pas là.

— Alors là je vous arrête. Nous avons intercepté un âne qui transportait des armes. Celles qui l’accompagnaient portaient des chaussures d’hommes, cela avait éveillé nos soupçons. Nous les avons abattues immédiatement. Quand nous avons inspecté les corps, c’étaient en effet des hommes, et dans ses couffins, sous les sacs de semoule, l’âne transportait deux fusils. Cet âne mort justifie tous les autres, capitaine. Nous sommes sur la bonne voie.

— J’imagine que vous continuez à traquer les ânes.

— Nous continuerons. Nous ne céderons pas. La fermeté de caractère est la plus grande qualité de l’homme. Elle passe largement avant l’intelligence.

— Je le vois bien. La vérité est un long chemin jonché d’ânes morts.

— Que voulez-vous dire, capitaine ?

— Rien, mon colonel. J’essaie de trouver un sens à tout ça.

— Et vous en trouvez ?

— Non. Les dégâts vont continuer, je crois », sourit-il.

Chambol le regardait sans comprendre, sans sourire.

« Vous êtes là pour quoi exactement, capitaine Salagnon ? demanda-t-il enfin.

— Pour intercepter une katiba qui apporte vraiment des armes.

— Et vous pensez que nous ne sommes pas capables de lui barrer la route ?

— Cent vingt hommes bien entraînés, mon colonel, armés comme nous, et aux aguets. Au minimum nous ne serons pas de trop.

— Comme vous voudrez. Mais vous auriez pu vous éviter le déplacement. »

Salagnon ne prit pas la peine de répondre. Les parachutistes s’installèrent dans le bureau de Chambol, firent de la place, installèrent un PC radio, montèrent un tableau noir, déployèrent des cartes ; ils se regroupèrent autour de Salagnon debout, qui au milieu de l’agitation ne donnait aucune instruction, il attendait que tout se mette en place. Chambol bras croisés bouillait dans un coin ; visiblement, très visiblement, il désapprouvait.

« Vignier, Herboteau ?

— Oui, mon capitaine.

— Si vous étiez eux, vous passeriez où ? »

Les deux jeunes lieutenants se penchèrent sur la carte. Avec beaucoup de sérieux ils l’étudièrent, ils montraient par des gestes leur concentration, l’un frottant l’arête de son nez, l’autre manipulant sa lèvre entre le pouce et l’index, puis l’un et l’autre posèrent le doigt sur les reliefs finement dessinés de la carte, ici et là, tout en marmonnant, comme hésitants ; ils montraient qu’ils réfléchissaient, ils montraient qu’ils allaient à cette question faire une réponse bien pesée. Seuls, ils n’en auraient pas tant fait, mais ils réfléchissaient sous l’œil de Salagnon.

À part l’uniforme ils ne se ressemblaient pas. Rien ne différait plus que Vignier et Herboteau : l’un massif et l’autre filiforme, l’un bavard et rigolard, l’autre pâlichon et sec de parole, l’un fils d’ouvrier de Denain, l’autre fils de bourgeois de Bordeaux, l’un méritant, l’autre héritier, et par miracle ils s’entendaient merveilleusement, ils se comprenaient à mi-mot, ils ne se déplaçaient jamais l’un sans l’autre. Ils n’avaient d’autre point commun que d’être lieutenants parachutistes. Il y a un miroir de foire posé entre eux deux, rigolaient les autres, ils font les mêmes gestes en même temps, l’un en petit gros, l’autre en grand sec.

Salagnon aimait bien ces gamins qui dès qu’il leur posait une question essayaient de répondre avec le plus grand sérieux. Il les avait éduqués, aimait-il à penser, il leur avait appris le cache-cache de la guerre.

« Là, mon capitaine, dit Vignier en suivant du doigt une vallée étroite.

— Ou bien là, ajouta Herboteau en suivant une autre vallée.

— Deux, c’est trop. Faut choisir.

— Qu’est-ce que vous voulez deviner ce qu’ils pensent, ces types-là ? » grommela Chambol.

Il leur avait prêté son bureau, mais ne supportait pas que les parachutistes s’en servent comme s’il n’était pas là. Les cartes s’étalaient sur sa grande table, ils l’avaient débarrassée sans ménagements, ils regardaient des photos aériennes de la région avec des lunettes stéréoscopiques. Comme si on pouvait connaître les reliefs sans monter dessus. Alors qu’il suffisait de lui demander. C’était lui, Chambol, le point central du réseau de postes qui couvraient la région, et ils affectaient de l’ignorer, ces types en treillis de clown, qui refusaient par bravade de porter le casque lourd, tout ça pour exhiber leur ridicule casquette trop petite, sur un crâne dont on voyait les os.

« Ils disparaissent comme ils veulent, on ne les retrouve jamais.

— Malgré vos postes ?

— C’est bien la preuve qu’ils disparaissent.

— Ou alors que vos postes ne voient rien ; et ne servent à rien.

— Nous contrôlons la région.

— Sauf votre respect, mon colonel, vous ne contrôlez rien du tout. Et c’est pour cela que nous sommes là.

— Ils connaissent le terrain. Ils s’y fondent comme du beurre sur une tartine chaude. Vous ne trouverez rien. »

La comparaison tomba à plat. Salagnon le fixait en silence. Les deux lieutenants relevèrent la tête, attendirent. Les plantons qui s’occupaient de la radio ralentirent leurs gestes, ceux à côté du tableau noir se raidirent dans un presque garde-à-vous qui rend invisible.

« Cela n’a aucun sens de connaître le terrain, mon colonel. On le dit toujours, mais cela ne veut rien dire.

— Ils sont chez eux, ils connaissent le terrain, ils disparaissent à nos yeux comme ils le souhaitent.

— Il s’agit de cent vingt hommes transportant des caisses d’armes et de munitions. Un convoi d’ânes, mon colonel. Cela ne se cache pas derrière un caillou. Là où ça passe, on le voit.

— Ils connaissent le terrain, vous dis-je.

— Aucun de ces types n’est d’ici. La moitié a grandi en ville, comme vous et moi, les autres viennent d’ailleurs. On ne connaît que les alentours de chez soi ; et encore, si on se promène. Ce ne sont pas des bergers que l’on cherche, mais une armée de types formés selon les règles, compétents et prudents, qui savent comment faire pour se déplacer discrètement. Vos types dans les postes, ils ne vont jamais se promener, et la nuit ils dorment. Ils ne connaissent rien de là où ils vivent, ils attendent de repartir.

— Ce sont des Arabes et nous sommes en Algérie.

— Rien ne prédispose un Arabe à connaître l’Algérie, mon colonel. L’Arabe qui vit en Algérie apprend à la connaître, comme tout le monde. »

Chambol leva les yeux au ciel d’un air excédé.

« Vous n’y connaissez rien, Salagnon. Vous ne connaissez ni ce pays ni ce peuple.

— Mais je sais ce que c’est que de traverser une région quand on est une bande armée. Je suis moi-même une bande armée. Le monde est le même pour tous, mon colonel. » Il se tourna vers ses lieutenants. « Messieurs ?

— Là ! dirent-ils en chœur, posant tous un doigt sur l’une des vallées.

— C’est idiot, dit Chambol. En passant par là, on traverse la route, et on est à portée de l’un des postes.

— Oui, mais c’est le chemin le plus court, et sous la forêt pour une bonne partie.

— Et la route, le poste ?

— Ils sont cent vingt, bien armés, capables de passer en force ; et ils parient que le poste ne les gênera pas.

— Et pourquoi ?

— Vous le dites vous-même : les postes ne les voient pas. Ils ferment les yeux, ou regardent ailleurs. Ils ne gardent pas la région, ils se gardent eux-mêmes. Les postes servent juste à immobiliser nos hommes. À les saupoudrer sur tout le pays comme autant de cibles. Leur principale occupation est de survivre.