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— Ridicule.

— Je n’aurais pas dit autrement. Et comment nous placerons-nous ? »

Ils tracèrent le dispositif sur le tableau noir, positions d’attente, lieux de récupération, drop-zones, sous l’œil goguenard de Chambol.

« Bonne souricière, messieurs. Nous vous attendons pour dîner, quand vous en aurez marre d’avoir attendu. »

Les parachutistes sont allongés contre les grosses pierres. Ils se cachent le long de la crête contre des blocs de calcaire qui brûlent si on touche leur surface ensoleillée. Ils dominent le val sec, où l’hiver — mais y a-t-il un hiver ici ? on l’oublie chaque été — coule un gros ruisseau dont il ne reste qu’un filet d’eau, des trous de terre brune où poussent des lauriers-roses, des graminées dont les inflorescences sèches brillent au soleil, et des arbres, des arbres le long du ruisseau qui forment une petite forêt, une forêt dure de bois dense, de branches tordues, de feuilles vernissées, qui remonte tout le val et forme un long couvert propre à la dissimulation. Sous eux, une route empierrée remonte de la vallée, franchit le ruisseau par un pont peut-être romain, bien trop large pour l’eau qui coule, mais il faut prévoir les débordements qui arrivent aux orages, et la route remonte l’autre pente, en face, franchit l’autre crête. Une seconde section est là, cachée aussi dans le chaos de grosses pierres, les buissons gris qui font un réseau d’ombres cassées sur le sol. On ne les voit pas, même à la jumelle. Les tenues camouflées poussiéreuses se fondent dans la caillasse qui recouvre tout, la pente du val, la contre-pente qui remonte, et au-delà d’autres collines sèches à l’infini. Leur tenue bariolée les fait disparaître. Les couleurs en sont délavées, les plis sont marqués par l’usure, le tissu s’effiloche, parfois cède, leur harnachement de toile verte s’ébrèche. Ils portent des vêtements de travail. Même leurs armes sont rayées et cabossées comme les outils s’adaptent à la main qui s’en sert souvent. Les blocs de pierre contre lesquels ils s’allongent les protègent des regards, mais pas de la chaleur. Tels des lézards sur un mur allongé ils ne bougent pas, les yeux réduits à des fentes. Ils guettent, ils somnolent parfois, ils sont là depuis la nuit, ils ont senti le soleil monter sur leur dos pendant tout le jour. Ils ont vu le ciel devenir violet, puis rose, puis d’un beau bleu comme l’été en France, et enfin presque blanc pour le reste de la journée, toutes les couleurs d’une plaque de métal que l’on chauffe lentement jusqu’à l’excès. Ils transpirent sans bouger.

En ne bougeant vraiment pas, pensait Salagnon pendant ces longues heures, je ne transpirerais peut-être plus ; ou bien je ne le sentirais pas. Le corps ne s’habitue pas, mais on peut s’en foutre. La chaleur me poursuit ; toute ma vie d’homme s’est faite dans la transpiration. Mais ici, au moins, je baigne dans mon propre jus. En Indochine, c’est l’atmosphère tout entière qui m’empoisonnait. L’air m’oppressait. Cela m’engluait, je cuisais dans la vapeur, dans la sueur puante de tous que l’on mettait en commun. Ici, je ne m’englue que de moi-même. Tant mieux.

Ils guettaient l’abord de la forêt sombre, de ce couvert de feuilles poussiéreuses qui grésillait. Ils avaient prévu qu’une colonne de cent vingt hommes armés allait en sortir, puis traverser la route à découvert. Ils les attendaient. Cent vingt hommes : une armée entière à l’échelle de cette guerre-là. Le plus souvent on ne voit rien. On ratisse et on ne trouve pas ; on les sait cachés. Une Jeep était attaquée sur une route déserte, comme si les cailloux et les buissons s’en étaient pris à elle, et on en retrouvait les passagers sur le bord, découpés. Cela valait pour une bataille. On en était réduit à envahir le village de pierre le plus proche de l’attaque, à interroger ceux que l’on attrapait. Ils ne comprenaient pas les questions et on ne comprenait pas les réponses. Cela correspondait à une contre-offensive. Alors cent vingt hommes armés, ils les attendaient avec soulagement. Se battre vaut mieux que toujours craindre que l’on vous surprenne. Les jeunes gens allongés entre les pierres essayaient de ne pas s’évanouir d’insolation, de maîtriser les battements de leur cœur, et d’entretenir dans chacun de leurs muscles une petite lueur comme une veilleuse, prête à s’embraser quand la colonne de cent vingt hommes armés sortirait du couvert des arbres.

Salagnon avait installé la radio sous un mimosa maigre, l’antenne se confondait avec les branches, on ne devinait rien, ce qui aurait pu briller de métallique avait été terni de peinture verte, granuleuse et usée par le sable. À trente kilomètres de là deux hélicoptères attendaient, leurs pilotes tout équipés assis à leur ombre, prêts à déposer une section là où il le faudrait, puis à repartir placer les hommes ici et là. Trambassac ne jurait plus que par l’hélicoptère. Sur la carte il plantait de petits drapeaux précis. Il les épinglait sur les reliefs représentés par des courbes de niveau. Par radio on l’informait quand on y était. Il construisait des nasses de petites épingles, il jouait aux dames sur la carte, il confinait l’ennemi ; il lui coupait le passage ; il l’attendait au tournant ; il l’entourait d’épingles. Et là-bas, dans la chaleur entre les pierres, au centre d’un horizon qui faisait tout le tour, on s’affrontait en rampant dans les cailloux. Il pointait un doigt ; on transportait les hommes là où sur la carte son doigt s’était posé.

Deux Siko H34 pouvaient poser une section n’importe où. Trente gars ce n’est pas beaucoup, mais avec du punch, de la précision, des armes automatiques bien approvisionnées, ils portaient le coup fatal. Les quinze gars portés par chaque hélicoptère savaient pouvoir compter les uns sur les autres. Un bataillon constitué de jeunes gens qui se connaissent et s’estiment est invincible, car aucun n’osera tourner les talons devant ses amis, aucun n’abandonnera ceux avec qui il combat, ceux avec qui il vit, car il s’abandonnerait lui-même.

Les yeux mi-clos sous sa casquette Salagnon attendait que quelque chose bouge. Sur un petit carnet à pages blanches qu’il serrait dans sa poche il griffonnait le val sec, il en faisait le relevé à petits coups de crayon puis l’ombrait, creusant les détails. Ensuite il tournait la page et dessinait encore la même chose. Ce val où ils guettaient, il le dessina jusqu’à en connaître tous les creux, chaque arbre ; aucun des buissons secs qui poussaient là depuis des siècles ne lui échappa. Il se dit qu’en passant rapidement d’un dessin à l’autre on pourrait repérer ce qui bouge, les voir venir. Le radio à côté de lui, adossé au tronc, somnolait sous sa visière baissée.

Vignier se glissa entre les pierres sans en déplacer une seule et apparut d’un coup devant lui. Salagnon sursauta, mais le jeune homme calma son cœur en lui effleurant l’avant-bras du doigt, et le porta à ses lèvres.

« Regardez, mon capitaine, murmura-t-il. Dans l’axe du ruisseau, près du pont. »

Machinalement, Salagnon prit ses jumelles.

« Non, reprit Vignier à mi-voix. Ne prenez pas le risque d’envoyer un reflet. Ils sont là. »

Il posa les jumelles, regarda en plissant les yeux. Des silhouettes précautionneuses sortaient des arbres denses. L’ombre sous les troncs contournés les avait dissimulés jusqu’au dernier moment. Ils avançaient en file. Des ânes chargés de caisses les accompagnaient. Un bruit de moteurs se fit entendre sur la route. Une trombe de poussière venait vers eux, lentement, avec le gros bruit de camions militaires. Salagnon cette fois oublia les précautions, prit les jumelles, se leva. Une Jeep précédait des camions d’hommes. Ils remontaient de la vallée, ils venaient par la route droit sur le pont.