« Merde. Ce con de Chambol ! »
Le premier obus de mortier, tiré du lit du ruisseau, frappa la route devant la Jeep. Elle dérapa et s’arrêta sur le bas-côté. Un autre frappa le moteur d’un camion qui s’enflamma. Les hommes sautèrent, s’égaillèrent, s’aplatirent, les balles autour d’eux éclataient les cailloux.
« Les cons, les cons ! hurla Salagnon. On y va ! »
La souricière, soigneusement mise en place pendant des heures, se déclencha à contretemps. Les obus de mortier explosèrent dans le lit du ruisseau, les fusils mitrailleurs dissimulés entre les pierres commencèrent à tirer, ils saturaient l’air de crépitements et d’éclats. Les sections cachées avançaient en rampant, et quand les hommes de la katiba refluèrent, elles se mirent debout et coururent à l’assaut. Plusieurs des ânes s’effondrèrent avec des grincements de sirène, les âniers hésitèrent et les laissèrent couchés sous leurs caisses, ils filèrent tous à l’abri des arbres. Un feu nourri en partit, rafales, coups répétés de fusil, et les paras se jetèrent au sol, on ne pouvait distinguer le réflexe acquis de l’effet d’une blessure.
« C’est n’importe quoi, grommelait Salagnon. N’importe quoi ! »
Il appela Trambassac, commanda de fermer le bout du val, de fermer le piège, de poser les sections prévues par hélicoptère aux endroits prévus. Les parachutistes progressaient, de pierre en pierre, ils atteignirent le lit du ruisseau. Pour ceux de la route cela allait mieux. Ils se redressèrent prudemment. Des coups de feu se déclenchaient au loin, bien ordonnés, comme dans un exercice de tir. La katiba remontait le val et tombait sur les points d’appui disséminés sur les crêtes. Deux hélicoptères traversèrent le ciel à grand bruit.
« Ça marche quand même plus ou moins, mais quel gâchis. »
Dans le lit sec du ruisseau gisaient des types morts dans l’uniforme élimé de l’ALN, qui essayait de faire armée régulière mais n’y arrivait pas tout à fait. Des blessés allongés s’efforçaient de ne pas faire de gestes brusques, fixaient en silence les parachutistes armés qui allaient de corps en corps. Parmi les hommes gisaient aussi des ânes écroulés sous leurs pesantes caisses d’armes, certains relevaient la tête et gueule grande ouverte braillaient avec ce grincement énorme qui est celui des ânes. Tous souffraient des blessures horribles que font les grosses balles et les éclats d’obus, ils perdaient leurs tripes, leur pelage gluait de sang. Un sergent allait d’un âne à l’autre avec son arme de poing, il les approchait doucement, posait le canon avec égard sur leur front et tirait une seule balle, puis se relevait, s’éloignait quand ils avaient cessé de braire, que les spasmes de leurs pattes avaient cessé. Il abattit les ânes blessés les uns après les autres jusqu’à ce que le silence se fasse. À chaque coup de feu les blessés immobiles tressautaient. Les hors-la-loi étaient en uniforme et portaient des armes de guerre. Ils furent rassemblés. Ceux qui avaient par trop l’allure militaire furent emmenés à part. On ne les ramènerait pas. Ceux qui étaient visiblement passés dans l’armée française seraient considérés comme déserteurs. Ceux que l’on gardait, on leur attacha les mains, on leur ordonna de s’asseoir près des paras l’arme à la hanche. Sur un officier on trouva des cartes, des papiers, des formulaires.
Vignier était couché sur la pente. La balle l’avait frappé dans le front, juste là où la peau fait des plis quand les sourcils se froncent. Il avait dû mourir tout de suite, frappé en l’air, et tomber mort. Herboteau resta un moment à le regarder en silence. Puis il sortit un mouchoir de sa poche, l’humecta de sa langue et nettoya le sang autour du trou bien rond découpé dans son crâne.
« C’est mieux comme ça. Au moins il sera mort propre. »
Il se releva et rangea son mouchoir avec soin. Il reprit son arme, demanda l’autorisation de poursuivre la katiba, et s’éloigna, suivi de ses gars. On se battait encore au loin, en amont du ruisseau, dans les bois difficilement pénétrables.
Chambol en tombant de la Jeep s’était foulé la cheville. Il s’approcha en sautillant. Les types des camions se rassemblèrent, clopin-clopant, s’amassèrent sans ordre autour de leurs véhicules. Ils étaient jeunes, avaient des visages lisses de gamins, leur tenue d’infanterie bien trop large leur donnait l’air d’avoir chipé dans un placard des déguisements pas à leur taille. C’étaient des appelés, tout neufs. Ils avaient eu très peur. Salagnon hésita entre les gifler et les consoler. Ils tenaient maladroitement leur arme. Sur leur crâne, le casque lourd semblait penché, mal mis, trop grand. Les paras s’habillent bien pour aller se battre. Cela change tout, l’air de rien. Quand ils furent tous rassemblés, il vit qu’ils n’avaient pour leur dire quoi faire, en tout et pour tout, que deux sergents. L’un sentait l’alcool et l’autre avait l’air fatigué, il devait vivre dans ce pays qui use depuis des décennies, depuis bien avant la guerre. Ils feraient mieux de rester à l’abri dans leur poste, plutôt que d’en sortir bêtement et de se faire tirer par surprise. Il avisa Chambol, qui grimaçait de douleur en posant son pied par terre.
« Qu’est-ce que vous foutiez là ?
— Nous allions renforcer un de nos postes.
— Comme ça, un poste au pif dans votre réseau à la con ?
— Un informateur nous a appris que le poste allait être attaqué. Nous allions les y attendre. Qu’ils trouvent des gens prévenus. Nous pensions les prendre de vitesse.
— Vous croyez vos informateurs ?
— C’est un ancien combattant, de toute confiance.
— Regardez autour de vous, par terre, ces types morts, tués par nous. Il y a là des anciens combattants. Vous ne pouvez avoir confiance en personne ici. Sauf mes gars. Vous êtes un con, Chambol.
— Je vous ferai casser, Salagnon.
— Et si je ne suis plus là pour vous sauver la peau, vous ferez quoi ? Vous resterez caché dans vos postes à la con ? Il leur faudra combien de temps pour venir vous chercher ? Faites-les casser, les paras irrespectueux, et les fells viendront vous couper les couilles dans votre lit. Sans même que vos sentinelles s’en aperçoivent. Et elles y passeront aussi, sans s’en rendre compte avant de sentir le froid du couteau, au vu des bras cassés que vous trimballez dans vos camions, encadrés par les épaves qui vous servent de sous-offs.
— Je vous interdis…
— Vous ne m’interdisez rien, mon colonel. Et maintenant, rentrez comme vous pouvez. J’ai autre chose à faire. »
Quand le soir vint, on lui amena Ahmed Ben Tobbal. Il le reconnut à sa moustache énorme, très noire, qui l’avait tant impressionné quand lui-même ne se rasait pas encore. Il la portait toujours, fournie et violente, sur un visage amaigri mais plus intense. Le soir venait, on n’entendait plus aucun des bruits de la guerre et un peu de fraîcheur tombait du ciel. Cela sentait les arbres résineux, les plantes succulentes qui se soulagent en soupirant d’épais parfums, les cailloux chauffés qui diffusent une odeur de silex. Les paras rentraient en traînant un peu les pieds, accompagnant des prisonniers aux mains liées, guidant des ânes qui portaient des caisses sur chacun de leurs flancs, et deux des leurs en travers. Quand on amena le prisonnier au capitaine Salagnon moulé de tissu léopard, enseigne romaine plantée dans le sol au milieu des morts, les traits marqués par trente-six heures sans sommeil, il le reconnut et cela le fit sourire.
« Si tu étais tombé entre mes mains, petit Victorien, je ne t’aurais pas fait du bien, dit Ben Tobbal.
— Nous ne tombons pas entre vos mains, Ahmed, pas nous.
— Cela arrive, capitaine, cela arrive.
— Mais ce n’est pas arrivé.
— Non. C’est donc la fin pour moi. Et assez vite, je pense, ajouta-t-il avec un sourire qui détendit tous ses traits, comme s’il poussait un soupir de soulagement, comme s’il allait s’étirer et s’endormir après une longue marche, un sourire qui n’était destiné à personne, et pour lequel on pouvait éprouver de l’amitié.