— Je ne le laisserai pas faire. »
Il haussa les épaules.
« Cela te dépasse, capitaine. Tes gars ne m’ont pas mis une balle dans la tête parce que j’étais le chef de la colonne. Ils m’ont ramené. Je sais bien à qui vous allez me donner. Et si vous me relâchiez, on me liquiderait de l’autre côté. D’avoir perdu ma katiba et de m’être fait prendre, cela m’a sali, et chez nous le nettoyage est simple : par le sang. Tu as remarqué que dans ce pays le nettoyage se fait toujours par le sang ? À grand sang, comme on dit à grande eau. Ici l’eau manque, mais pas le sang. » Cela le fit rire. Il s’accroupit, une détente l’envahissait, comme une légère ivresse. « Donc je le vois bien, mon avenir, il est court, même si tu es gentil de m’écouter, petit Victorien. Le docteur Kaloyannis t’aimait beaucoup, il aurait voulu que tu maries sa fille. Mais les choses ont changé, je ne sais pourquoi. Le bon docteur est devenu un homme apeuré, la belle Eurydice est mariée à un type qui ne la mérite pas, d’infirmier je suis devenu coupeur de gorges, et toi, petit Victorien, qui dessinais si joliment, te voilà homme de guerre plein d’orgueil, à quelques heures ou quelques jours de mon exécution. Tout a mal tourné, et tout ira de plus en plus mal, jusqu’à ce que tout le monde tue tout le monde. Je ne suis pas mécontent que cela s’arrête. Des années à battre la campagne, à vous filer entre les doigts, à ne croiser des gens que pour éventuellement les tuer, tu n’imagines pas combien cela fatigue. Je ne suis pas mécontent que cela s’arrête.
— Ben Tobbal, tu es juste prisonnier. »
Cela le fit sourire encore ; accroupi, il regardait d’en bas le capitaine parachutiste penché vers lui avec sollicitude.
« Tu te souviens de ton copain là-bas en France ? Il a été le seul Français qui ait jamais demandé mon nom. Aux autres un prénom suffit pour désigner un Arabe. Et on me tutoie parce qu’on dit que dans ma langue on tutoie, mais aucun de ceux qui le disent ne parle ma langue ; ils en savent des choses sur nous, les Françaouis. Ils ne parlent pas arabe mais reconnaissent toujours l’Arabe. »
Herboteau, fermé, scrutait Ben Tobbal, et ses doigts se crispaient en des mouvements nerveux comme s’il se contenait.
« On en fait quoi, mon capitaine ? demanda-t-il sans le quitter des yeux.
— On l’évacue. On l’interroge, il est prisonnier. »
Herboteau soupira.
« C’est comme ça, lieutenant, insista Salagnon. Pour une fois qu’on livre une bataille plutôt que de s’égorger dans les coins, on va suivre les lois de la guerre.
— Quelles lois ? grogna Herboteau.
— Les lois. »
Il défit sa gourde et la passa au prisonnier accroupi ; Ahmed but avec un soupir, essuya sa moustache.
« Merci.
— On va venir te chercher. »
L’hélicoptère se posa quelques minutes pour embarquer les blessés, le corps des morts et ce prisonnier-là. Mariani, qui ne quittait pas ses lunettes de soleil malgré le soir, voûté sous le vent des pales, reçut la serviette de cuir usé, la petite serviette de comptable qui contenait tous les papiers du FLN, des formulaires, des listes, des cartes.
« Cela devrait suffire », dit-il en regardant Ben Tobbal aller vers l’hélicoptère.
Les mains attachées, il montait avec maladresse. Il fit un petit salut à Salagnon, comme un clin d’œil, un geste d’impuissance, et disparut dans l’habitacle.
« Tu en prends soin, dit Salagnon.
— Pas de problème », répondit Mariani en tapotant la serviette, et il monta dans l’appareil qui décolla à grand bruit.
Un vent frais descendit des crêtes, le ciel violet s’assombrissait, l’hélicoptère s’éleva jusqu’à capter un reflet rose, un dernier rayon de soleil qui restait à cette altitude ; il prit la direction d’Alger. Le soleil dut se coucher, et sur le ciel de couleur parme ils virent une silhouette tomber de l’appareil, tournoyer en l’air, et disparaître entre les collines obscures. L’hélicoptère ne dévia pas de sa route et disparut dans l’air noir. On ne l’entendit plus.
« Vous saviez que ça allait se passer comme ça ? demanda Herboteau.
— Avec Mariani, on pouvait s’y attendre. On rentre maintenant. »
Les camions étaient venus les chercher. Pleins phares, ils éclairaient la route caillouteuse déserte. Les doigts d’Herboteau avaient cessé de se crisper. Dans la cabine secouée, il n’arrivait pas à dormir comme le faisaient quand même les autres, épuisés, sur le plateau muni de bancs. Il somnolait et une nausée l’empêchait de fermer les yeux. Secoué par la route, il finit par vomir par la fenêtre, en se faisant engueuler par le conducteur, qui ne s’arrêta pas pour autant.
« Vous êtes malade, Herboteau ? demanda Salagnon quand ils furent arrivés.
— Oui mon capitaine. Mais rien que je ne puisse maîtriser.
— Ça ira ?
— Oui.
— Très bien ; dormez. »
Ils allaient dormir. Ils étaient épuisés de veilles et de marches, d’attente, du déchaînement brusque du combat qui les animait d’un coup, leur permettait d’extraordinaires prouesses qui les laissaient pantelants, rêvant de plages, de bière fraîche, de lits. Ils s’usaient. Il leur paraissait long le couloir de leur cantonnement, mal éclairé de loupiotes bas voltage, ils n’en voyaient pas le fond, ils le parcouraient en traînant les pieds, leurs semelles poussiéreuses de caoutchouc usé sur le lino élimé, ils allaient dans le couloir d’un pas mécanique vers le sommeil. Elle n’était pas fringante la troupe qui rentrait, les yeux rouges, le treillis raidi de crasse, la peau collante de sueur fauve, ils allaient en troupeau hésitant vers leur chambrée, vers le lit de fer où ils s’enrouleraient dans un drap et ne bougeraient plus. Et cette fois-ci ils rentraient presque tous, ils n’avaient pas le poids des morts à traîner, juste trois, et eux, leur propre chair fatiguée, leur âme trop lavée de sang, brillant dans le noir. Tout s’était bien passé au fond, ils avaient pu surprendre, n’avaient pas été surpris, ils rentraient presque tous. Au fond. Le pauvre éclairage du cantonnement ne les différenciait pas, accentuait les bosses de leur crâne, les ombres profondes de leurs traits, figurant des rictus autour de leurs lèvres crispées ; leurs yeux au fond de leur trou, sans reflets, ne se voyaient plus. Ils étaient fatigués, ils ne s’aimaient pas, ils tenaient ensemble en se serrant les coudes, s’appuyant épaule contre épaule. Ils veulent dormir, pensait Salagnon, juste dormir. Je les vois rentrer dans cette lumière jaunâtre où tourbillonnent des insectes, je les vois traîner les pieds, penser à dormir dans ce couloir sinistre du cantonnement, ce troupeau qui se sent fort, ils ont l’air de morts vivants et moi je suis leur chef. Il fait nuit, le matin va venir, nous rentrons au caveau et je refermerai la dalle derrière eux, nous pourrons passer le jour. Je continue de vivre alors que je ne devrais pas, c’est l’origine de la sueur forte qui m’entoure comme des vapeurs de tombeau, j’ai été tué en Indochine, à bout portant par surprise en mangeant une patte de poulet, je ne devrais pas être là. Je continue quand même. Nous tous continuons, nous ne devrions pas être là ; ce que nous vivons, ce que nous faisons, personne n’y résiste, personne ne peut en être indemne, mais nous continuons quand même, nous sommes l’armée zombie qui se répand sur la Terre et sème la destruction. Rassasiés, nous rentrons au tombeau pour passer le jour ; la nuit prochaine nous sortirons à nouveau, flairant le sang. Combien de temps cela durera-t-il ? Jusqu’à ce que nous tombions en poussière, comme les morts séchés que l’on trouve au désert, qui, si on les bouge trop, ne deviennent plus qu’un peu de sable. Il fallait vider l’eau, toute l’eau, cela avait été décidé ainsi. Le sol devait être sec, pour qu’aucun poisson ne survive ; ne reste que la poussière. Nous l’avons fait : et à la fin de la nuit nous rentrons au caveau pour passer le jour.