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« À l’épreuve des balles, dit-il. J’ai testé. À dix mètres peut-être pas, mais là, de toute façon, on verra bien ; ce que j’ai vérifié, c’est que ça arrête une rafale de FM à cinquante mètres. Une balle peut passer, mais j’ai mes chances. » Le conducteur tapota la plaque de tôle qu’il avait vissée sur la portière, et l’autre comme un pare-soleil qui recouvrait le haut du pare-brise. « Je préférerais des vitres blindées, poursuivit-il, mais je ne suis pas chef d’État. Le verre blindé, on n’en trouve pas dans les ateliers du commun. »

Il était venu chercher Salagnon et ses gars après deux jours d’embûches. Salagnon dans la cabine se laissait refroidir par le vent du soir qui passait par la vitre ouverte, il était incrusté de sable et de sueur séchée qui faisait des cristaux blancs sur son visage et son treillis aux couleurs éteintes.

« Je suis chaudronnier et méthodique », lui dit le conducteur, sans quitter la route des yeux. Il lui fallait surveiller les trous, le camion cahotait, ce que l’on appelle ici une route est une piste de cailloux plus ou moins concassés, écrasés, et qui partent en masse lors des orages d’été, et s’effondrent sans prévenir, rampent vers les ravins lors des longues pluies d’automne.

« Et cela vous aide ? demanda Salagnon distraitement, les yeux perdus dans le paysage.

— C’est que ma place est bien plus risquée que la vôtre.

— Vous croyez ?

— Les statistiques, mon capitaine. Les conducteurs meurent plus que les officiers parachutistes. Par contre, nous mourons le cul sur notre banquette, couchés sur le volant, dans le camion qui brûle ; et vous les bras en croix, dehors, une balle dans le front et face au ciel.

— Les bonnes fois, sourit Salagnon.

— C’est une image. Mais dans les embuscades on vise les conducteurs ; ça arrête le camion, toute la colonne derrière, et on arrose tout ça bien immobile au FM. Le premier qui trinque, c’est moi, le type au volant. Des fois quand je conduis, la tête me brûle de la savoir si exposée.

— D’où le blindage ?

— J’en aurais bien mis plus mais je dois voir la route. Mais pour m’avoir, il leur faut maintenant une arme de bonne qualité, et qu’ils visent bien. Je deviens une cible moins facile, moins à leur portée ; ils tâcheront de viser un autre type, dans un autre camion. Sur le papier, j’en réchappe.

— Vous êtes méthodique, rit Salagnon.

— Et chaudronnier. Vous irez voir, c’est du cousu main. De la tôle de dix ajustée comme du papier découpé. De la belle ouvrage, mon capitaine. »

Ils dépassèrent Chambol au bord de la piste, debout sur sa Jeep à l’arrêt. Il se tenait au pare-brise, regardait le village en contrebas, la lumière penchée du soir sculptait son visage, lui donnait un masque de statue martiale. Il ne bougeait pas.

« Qu’est-ce qu’il fait là, ce con ? »

Salagnon le salua d’un mouvement des doigts, auquel l’autre répondit d’un imperceptible mouvement de menton. Deux half-tracks bloquaient l’entrée du village. De jeunes bidasses désœuvrés restaient plantés çà et là, leur casque lourd penché, tenant leur fusil comme des balais, enfantins dans leur culotte trop large. Le soleil regagnait l’horizon, les poussières en suspension attrapaient des reflets de cuivre, les jeunes visages des soldats reflétaient cette hébétude. Ils restaient là où ils étaient posés, ils ne savaient que faire. Salagnon descendit. Dans l’air épais du soir, chauffé par un soleil bas qui faisait cligner des yeux, il entendit les mouches. Elles faisaient résonner l’ambre épaisse où ils étaient tous figés, les soldats qui tenaient mal leur fusil, qui restaient immobiles et se taisaient. Les tireurs des half-tracks gardaient les mains sur les poignées de tir des mitrailleuses, ils regardaient droit devant eux et ne bougeaient pas davantage. Il entendit crier ; quelqu’un criait en français, trop fort pour ses cordes vocales, il ne comprenait pas ce qu’il disait. Plusieurs corps étaient allongés sur la caillasse entre les maisons. De là venait le grondement des mouches. Le mur de boue au-dessus d’eux était percé d’une rangée de trous irréguliers ; les balles de mitrailleuses passaient à travers sans problème, arrachant des morceaux de terre sèche. Un sergent hurlait après un Arabe couché, un vieux type tétanisé qui marmonnait entre ses gencives où manquaient des dents. Plusieurs bidasses regardaient la scène en spectateurs, certains les mains dans les poches, aucun ne disait rien ni n’osait esquisser un geste. Le sergent bourrait le vieux type de coups de pied en hurlant au-delà des possibilités de ses cordes vocales. Salagnon finit par comprendre :

« Où est-il ? Où est-il ?

— Sergent, vous cherchez quelque chose ? »

Le sergent se redressa, l’œil brillant, un peu de mousse au coin des lèvres à force de hurler sans reprendre son souffle.

« Je cherche le salaud qui nous a donné ce faux renseignement. J’ai perdu quatre hommes dans l’affaire, quatre gamins, et je veux le retrouver, ce salaud.

— Il sait quelque chose ?

— Ils savent tous. Mais ils ne disent rien. Ils se couvrent les uns les autres. Mais je trouverai. Il va me le dire. Ce salaud va payer. Si je dois raser le village pour qu’ils payent, je raserai. Il faut leur montrer. On ne laisse rien passer.

— Laissez ce type. Il ne sait rien. Il ne comprend même pas vos questions.

— Il ne sait rien ? Eh bien arrêtons tout de suite, vous avez raison. »

Il prit son pistolet réglementaire dans son étui de ceinture et d’un seul geste le pointa sur le vieil homme et tira. Le sang de son crâne éclaboussa les chaussures du soldat le plus proche, qui eut un sursaut, les yeux ronds, et ses doigts crispés sur son fusil se serrèrent, le coup partit, dans le sol, soulevant de la poussière, le secouant, et il rougit comme pris en faute, il marmonna des excuses. Salagnon s’approcha d’un pas, l’autre le regardait venir, l’œil vague, il sentait vraiment l’alcool. Il le frappa du poing sous le menton. Le sergent s’effondra, et à terre ne bougea plus.

« Dégagez la piste. Poussez vos caisses à roulettes sur le côté. »

Les half-tracks s’exécutèrent dans un nuage de gasoil, les soldats s’écartèrent. Salagnon réintégra son camion. Ils traversèrent lentement le village, en évitant les nids-de-poule, et les grosses pierres en travers du chemin. Le bruit constant des mouches s’accordait avec celui des gros moteurs. Le sergent était toujours à terre. Les soldats hébétés ne bougeaient pas, leur fusil pointé au sol, les yeux clignant dans le soleil du soir. Les corps allongés plongeaient dans l’ombre.

« C’est juste un peu de rangement à faire, grommela Salagnon. Ils se débrouilleront bien sans nous.

— Ils n’ont pas l’air très dégourdis, nota le conducteur.

— On leur demande de faire des choses horribles, encadrés par des cons, sous la direction d’un colonel d’opérette, et ceci pour rien de très clair. Ils nous haïront pour ça, longtemps. »

En 58 le Romancier revint à la tête de l’État. Il était écrivain militaire, au sens de ce personnage de l’Empire ou du Grand Siècle, du genre à tracer de grandes offensives au crayon rouge sur des cartes, à bousculer des maîtresses dans chacun de ses cantonnements, à connaître son armée sur les routes comme on connaît sa meute de chiens courants, du genre qui obéit ostensiblement à la volonté du prince mais ne suit en campagne aucun autre avis que le sien, du genre qui écrit des lettres brillantes à la veille des batailles et de gros volumes de Mémoires sur la fin de ses jours. Mais lui qui revint à la tête de l’État ne dirigea jamais aucune guerre, n’afficha jamais aucune maîtresse et ne trouva aucun prince à qui obéir.