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D’autres cris retentirent vers la maison du garde. Le premier groupe arriva, ils tenaient par l’épaule les derniers Voyeurs, quinauds, saisis par-derrière alors qu’ils se précipitaient vers le vacarme. Ils avaient couru sans précaution, sûrs de faire en un clin d’œil beaucoup de prisonniers, sans risques, de loin, par la seule arme de leur regard. Mais non. Ils étaient tous pris.

« Voilà, dit Salagnon.

— Nous vous avions vus, protestèrent-ils.

— Vous n’avez pas dit les noms. Pas dit, perdu. Les perdants n’ont aucun droit, et ils se taisent. Rentrons. »

Le jeune prêtre s’était installé dans le local de la patrouille, près du poêle allumé avec des débris de bois. Ils entrèrent, ce qui le fit sursauter, il se leva brusquement en laissant tomber le livre dont il n’avait lu qu’une seule page. Il le ramassa et le tint à l’envers pour qu’on n’en puisse pas lire le titre.

« Nous avons gagné, mon père.

— Déjà ? Mais le jeu devait durer au moins deux heures. »

Les Toucheurs firent entrer les Voyeurs déconfits, chacun entre deux autres, fort sévèrement. Celui qui était passé par les ronces n’était pas le moins enthousiaste à ramener ses captures, et à les pousser un peu, juste un peu plus que nécessaire pour les guider ; et eux se laissaient pousser.

« Eh bien, félicitations, Salagnon. Vous êtes un grand capitaine.

— Tout ceci est ridicule, mon père. Ce sont des jeux d’enfants.

— Les jeux préparent à l’âge adulte.

— En France, il n’y a plus d’âge adulte, mon père, du moins pour les hommes. Notre pays n’est plus peuplé que de femmes et d’enfants ; et d’un unique vieillard. »

Le prêtre embarrassé hésita à répondre. Le sujet était mouvant, le ton de Salagnon peut-être provocateur. Ses yeux d’un bleu froid cherchaient à transpercer les siens. Les scouts se pressaient autour du poêle où le feu de brindilles réchauffait à peine.

« Bon. Puisque le jeu est fini, restons un moment. Envoyez les prisonniers faire une corvée de bois, voilà qui leur apprendra à perdre. Alimentez le feu, rassemblez-vous autour. Nous allons raconter quelques histoires. Je vous propose que nous racontions d’une façon qui convient les exploits du capitaine Salagnon. Avec bouts-rimés à sa gloire et amplification épique. Nous publierons ceci dans le journal de la patrouille, et il nous fera lui-même les illustrations de cette bataille, avec la verve de son pinceau. Car le héros est tout autant celui qui gagne que celui qui sait raconter sa victoire.

— Comme vous voudrez, mon père », dit Salagnon d’un ton ironique ou amer, il ne savait même plus ; et il répartit les tâches, désigna les groupes, supervisa l’activité. Bientôt le feu ronfla.

Dehors le jour s’épaississait. Il devint opaque et ceci arrivait dans le parc plus vite qu’ailleurs dans la ville. Le poêle ronflait, par sa porte laissée ouverte on voyait scintiller les tronçons de braise, parcourus de palpitations lumineuses comme la surface d’une étoile. Les scouts assis par terre, bien serrés, écoutaient les histoires que certains d’entre eux inventaient. Épaule contre épaule, cuisse contre cuisse, ils profitaient surtout de la chaleur qu’ils produisaient tous ensemble. Ils se laissaient aller à des rêves simples faits de perceptions élémentaires liées au groupe, au repos, à la chaleur. Salagnon s’ennuyait mais il aimait bien ces petits scouts. Les lueurs du feu formaient des ombres sur leur visage faisant ressortir leurs yeux grands ouverts, leurs joues rondes, leurs lèvres charnues de grands enfants. Il songea que si le scoutisme était une institution admirable, dix-sept ans étaient un âge étrange pour jouer à de tels jeux. Son directeur des études l’appréciait. Il pourrait devenir prêtre à son tour, et chef scout, s’occuper d’enfants, se consacrer à la génération suivante qui peut-être échapperait au sort de celle-ci. Il pourrait devenir comme cet homme assis parmi eux qui souriait aux anges, calé par les épaules des deux plus grands, ses bras entourant ses genoux enveloppés d’une soutane. Mais la lueur qu’il percevait parfois dans son œil l’en dissuadait. Il n’avait pas envie de la place de cet homme-là. Mais quelle place occuper dans la France de 1943 ?

Il fit comme on le lui avait demandé : il dessina pour le journal de la patrouille. Il prit du plaisir à le faire, on le félicita de son talent. C’est aussi cela, le dessin : se donner à soi-même la place où prendre plaisir, la délimiter soi-même, l’occuper de tout son corps ; et en plus recevoir des compliments. Mais il n’était pas sûr qu’un homme tout entier puisse tenir toute sa vie dans l’espace d’une feuille de dessin.

Le contrôle eut lieu. Ils vinrent le soir à quatre, comme des visiteurs ; un officier indifférent ouvrait la marche car il faisait des pas plus longs que les autres ; puis un fonctionnaire de la préfecture enveloppé d’un manteau, d’une écharpe, couvert d’un chapeau baissé, serrant une serviette en cuir souple ; deux soldats fusil à l’épaule les suivaient d’un pas régulier.

L’officier salua en claquant les talons et n’ôta pas sa casquette. Il était en service et s’en excusa. Le fonctionnaire serra la main de Salagnon père, un peu trop longtemps, et se mit à l’aise. Il posa son manteau, garda son écharpe, ouvrit sa serviette sur la table. On lui apporta les livres de comptes. Un soldat resta devant la porte l’arme à l’épaule pendant que l’autre alla dans l’entrepôt inspecter les rayonnages.

Juché sur l’escabeau il se couvrit de poussière brune. Il lisait les étiquettes et lançait des chiffres en allemand. Le fonctionnaire suivait de son stylo les colonnes de comptes et posait des questions précises, que l’officier traduisait dans sa langue brutale ; le soldat du fond de l’entrepôt répondait, et l’officier traduisait à nouveau dans un français mélodieux pour le fonctionnaire assis derrière lui, qu’il ne regardait pas. L’officier longiligne s’appuyait d’une seule fesse contre la table comme un oiseau prêt à partir, une main dans la poche, ce qui relevait le bas de sa veste. La ligne des épaules était nette, la casquette hardiment penchée, les plis du pantalon enfilé dans ses bottes sculptés. Il avait moins de trente ans sans que l’on puisse préciser davantage car tout en ses traits disputait entre la jeunesse et l’usure. Une cicatrice violette traversait sa tempe, sa joue, descendait le long de son cou et disparaissait dans le col de sa veste noire. Il faisait partie de la SS, une tête de mort brodée ornait sa casquette, mais personne n’avait retenu son grade. Posé ainsi, élégant oiseau de proie, athlète nonchalant, il ressemblait à une de ces affiches d’une grande beauté qui proclamait que la SS, dans toute l’Europe, décidait avec indifférence de la vie et de la mort.

Victorien assis derrière lui, face au fonctionnaire qui épluchait les comptes, rédigeait un thème latin ; dans la marge de son cahier de brouillon il croquait la scène : le soldat immobile, le fonctionnaire courbé, l’officier qui attendait avec un ennui très distingué que les tâches d’intendance prennent fin ; et son père souriant, franc, ouvert, accédant à toutes les demandes, discipliné mais sans bassesse, chaleureux sans coller, obéissant, avec juste la réserve que l’on peut accorder aux vaincus ; du grand art.

Le fonctionnaire ferma enfin le livre, recula sa chaise, soupira.

« Monsieur Salagnon, vous êtes en règle. Vous respectez les lois de l’économie de guerre. Ne croyez pas que nous en doutions, mais les temps sont terribles et nous devons tout vérifier. »