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« On peut savoir ce que tu fais ? demanda enfin Brioude.

— Un cahier. Pour dessiner. »

Ils rirent.

« C’est le moment de dessiner, mon vieux ? Moi, les crayons et les livres, je les ai laissés à l’école. Je ne veux même plus savoir ce que c’est. Fini. Tu veux dessiner quoi ?

— Vous.

— Nous ? » Ils rirent davantage. Puis s’arrêtèrent. « Nous ? »

Salagnon s’exécuta. Il avait dans une boîte métallique plusieurs crayons Conté de duretés différentes. Il les sortit enfin et les tailla au couteau. Il n’enleva de la mine que le nécessaire pour l’épointer. Roseval et Brioude prirent une pose : ils se firent héroïques, visage de trois quarts, poing sur la hanche ; Brioude mit le coude sur l’épaule de Roseval, qui avança la jambe en un déhanchement classique. Salagnon les croqua ; il travaillait avec bonheur. Les crayons laissaient des traces onctueuses sur le gros papier d’emballage. Quand il eut fini, il leur montra, et ils restèrent bouche bée. De l’argile tendre du papier jaillissaient deux statues d’ardoise. On pouvait les reconnaître, et l’héroïsme de parodie qu’ils affectaient s’était dépouillé de son ridicule : ils étaient deux héros fraternels, et sans rire ni faire rire, ils allaient de l’avant, construire un avenir.

« Fais-en un deuxième, demanda Brioude. Un chacun. »

Ils finirent de déballer les caisses sans abîmer le papier. Salagnon cousit un cahier qu’il relia de carton fort, celui d’une boîte de ration alimentaire envoyée d’Amérique ; le reste du papier, il le laissa libre : pour donner.

Ce fut à la fin de mai que les prés et les bois atteignirent leur plénitude. Les végétaux gonflés de lumière occupèrent enfin toute la place qu’ils pouvaient occuper. Leur vert allait s’uniformiser, les infinies nuances du vert allaient se réduire, et converger vers un émeraude plutôt sombre, terni et général. Aux verts électriques d’avril et de mai succédait enfin une douce pénombre d’eau profonde qui avait la force d’un âge de stabilité.

Les groupes de combat étaient formés et leurs membres se connaissaient bien. Chacun savait sur qui il pouvait compter, qui marchait devant, qui portait les munitions, qui donnait l’ordre de plonger à terre ou de courir. Ils savaient marcher en file sans distancer personne, ils savaient au signal disparaître dans les trous des chemins, derrière les pierres, derrière les troncs, ils savaient faire feu ensemble et s’arrêter ensemble, ils savaient vivre en groupe. Le colonel veillait à tout, à l’instruction militaire comme à l’entretien du camp. Il les persuadait d’un seul regard qu’un campement en ordre était déjà une arme contre l’Allemagne. Ils se sentaient grandir et s’assouplir, devenir forts.

Salagnon continua de dessiner ; cela se sut et on lui demanda des portraits. Le colonel décida que ce serait l’une de ses tâches. Aux heures de l’après-midi consacrées à la sieste on venait poser devant lui. Il traçait dans son cahier des esquisses qu’il reprenait ensuite sur des feuilles libres. Il modelait des portraits héroïques de jeunes garçons montrant leurs armes, portant leurs bérets inclinés, leur chemise ouverte, des jeunes garçons sûrs d’eux-mêmes et souriants, fiers de leur allure, de leurs cheveux un peu trop longs, de leurs jeunes muscles frémissants qu’ils aimaient laisser voir.

On ne déchirait plus le papier d’emballage, on le traitait avec soin et on le portait à Salagnon en piles de feuillets bien lisses, au format le plus grand que permettaient les plis.

Il dessina aussi des scènes de camp, des jeunes gens endormis, le ramassage du bois et le nettoyage des casseroles, le maniement des armes et les rassemblements le soir autour du feu. Le colonel afficha plusieurs dessins au mur du grangeon qui servait de poste de commandement. Il les regardait souvent en silence, assis à son petit bureau fait de caisses parachutées, ou debout, rêveur, appuyé sur sa canne torsadée. Le spectacle de ces jeunes héros simplifiés par le dessin lui gonflait la poitrine. Il trouvait Salagnon précieux. Les crayons et le papier donnaient du cœur au ventre.

Il confia à Salagnon une série complète de Faber-Castell, une boîte de métal plat contenant quarante-huit crayons de couleurs différentes. Elle provenait de la serviette d’un officier allemand, volée à la préfecture avec les documents qu’elle contenait. Plusieurs suspects avaient été arrêtés, sans discernement, et tous torturés. Le responsable du vol fut dénoncé, puis exécuté. Les documents envoyés à Londres avaient servi au bombardement de plusieurs nœuds ferroviaires au moment où se triaient de précieux convois. Salagnon utilisa sans rien en savoir ces crayons payés de sang. Il mit davantage de profondeur dans les ombres, et utilisa des couleurs. Il fit des paysages, dessina des arbres, et les gros rochers couverts de mousse couchés à leurs pieds.

Comme l’encre lui manquait, il en improvisa à l’aide de graisse d’armes et de noir de fumée. D’un noir brillant, appliquée avec une spatule de bois, cette encre grossière donnait à certaines scènes et à certains visages un tour dramatique. Dans le camp, les jeunes gens se regardaient différemment ; Salagnon contribuait à ce qu’ils soient heureux de vivre ensemble.

Un soir du début de juin le ciel resta bleu foncé très longtemps. Les étoiles eurent du mal à apparaître, elles ne s’allumaient pas, une douce luminosité générale rendait inutile d’allumer des lanternes. Une tiédeur bleue empêchait les jeunes gens de dormir. Allongés dans l’ombre ou adossés aux rochers, ils picolaient du vin rouge volé dans l’après-midi. Le colonel avait autorisé l’expédition à condition qu’ils ne se fassent pas prendre, qu’ils appliquent les règles tant répétées, qu’ils ne laissent personne derrière eux.

Munis de seaux, de chignoles et de chevilles en bois, ils étaient descendus à la gare du bord de Saône. Ils s’étaient glissés entre les trains à l’arrêt sur l’aire de triage. Ils avaient repéré des wagons-citernes marqués d’un nom allemand, qui devait être leur destination. Les robinets en étaient scellés mais les citernes en bois ; alors ils avaient percé à la chignole et le vin avait jailli dans leur seau avec un bruit qui les avait fait rire. Les chevilles avaient servi à refermer les trous et ils étaient remontés, sans avoir été vus, transpirant sous un soleil vif, renversant un peu de vin et riant de plus en plus fort à mesure qu’ils s’étaient éloignés de la gare. Ils n’avaient perdu personne, étaient rentrés ensemble, et le colonel n’eut rien à redire. Il fit mettre le vin au frais dans la source et leur demanda d’attendre un peu pour le boire.

Dans la nuit qui ne se décidait pas à tomber vraiment, ils picolaient sans hâte, ils riaient par intermittence de quelques blagues et du récit plusieurs fois recommencé et enjolivé de leur expédition du jour. Les étoiles ne parvenaient pas à s’illuminer, le temps ne passait pas. Il était bloqué comme se bloque le balancier des horloges quand il arrive au bout de sa course : il reste immobile juste avant de repartir.

Dans le grangeon qui servait de poste de commandement brillait une lampe à pétrole dont la lueur jaune filtrait par les fentes de la porte. Le colonel avait rassemblé son état-major de fantaisie formé des chefs de groupe, ces très jeunes adultes en qui les garçons avaient confiance comme en de grands frères ou de jeunes professeurs, et ils discutaient à huis clos depuis des heures.