Salagnon passablement ivre était couché sur le dos à côté du seau. Il grattait l’herbe sous lui, l’herbe humide de rosée et de sève, ses doigts s’enfonçaient entre les radicelles et il sentait l’haleine froide qui montait du sol. Il sentait du bout des doigts la nuit monter en dessous de lui. Quelle idée de dire que la nuit tombe, alors qu’elle monte du sol et peu à peu envahit le ciel qui reste jusqu’au dernier moment la dernière source de lumière ! Il fixait une étoile unique suspendue au-dessus de lui, et il eut le sentiment de la profondeur du ciel, et il sentit contre son dos la Terre comme une sphère, une sphère géante contre laquelle il était plaqué, et cette sphère tournait dans l’espace, tombait indéfiniment dans l’immensité bleu sombre qui contient tout, au même rythme que l’étoile immobile au-dessus de lui. Ils fonçaient ensemble, plaqués à une grosse boule à laquelle ils s’accrochaient, les doigts enfoncés dans les racines de l’herbe. Cette présence de la Terre sous lui creusa en lui une joie profonde. Il pencha la tête, et les arbres se détachèrent en noir sur la nuit claire avec chacun un poids infini, et les rochers immobiles à leurs pieds brillaient légèrement, ils déformaient le sol de leur poids, et tout l’espace comme un drap était tendu du poids de toutes les présences des garçons couchés dans l’herbe, des arbres trapus et des rochers couverts de mousse, et cela lui procurait cette même joie profonde qui durait.
Il éprouva une bienveillance éternelle, sans limite, pour tous ceux qui, dans l’herbe autour de lui, puisaient avec lui dans un même seau de vin ; et la même bienveillance teintée d’espoir confiant pour ceux qui étaient rassemblés dans le grangeon, et pour ce colonel qui ne quittait jamais son képi bleu pâle de méhariste. Depuis des heures ils discutaient porte close autour de la seule lampe éclairée de tout le campement, dont dehors on voyait la lumière filtrer par les fentes de la porte, lumière jaune alors que tout dehors était bleu, ou noir.
La lampe à pétrole s’éteignit. Les chefs de groupe se joignirent à eux, burent avec eux jusqu’à ce que la nuit soit vraiment noire et que l’herbe soit trempée d’eau froide.
Le lendemain le colonel leur annonça avec cérémonie, devant eux tous alignés, devant le drapeau hissé en haut d’une perche, que la bataille de France venait de commencer. Il fallait descendre maintenant, et se battre.
COMMENTAIRES III
Une prescription d’antalgiques à la pharmacie de nuit
Ceci eut lieu une nuit dans la rue ; une nuit d’été où je marchais, où j’étais malade, où je ne pouvais plus, mais plus du tout, à cause des ravages causés en ma gorge par un rezzou viral, avaler ma propre salive. Je devais parler pour qu’elle s’évapore, bavasser sans cesse pour ne pas me noyer. Je marchais dans la nuit d’été, bouche ouverte, et j’entrevis une réalité qui jamais ne m’était apparue. Elle m’était restée cachée, je marchais dedans depuis toujours, je ne l’avais jamais reconnue. Mais cette nuit-là j’étais malade, la gorge déchirée par l’incursion d’un virus et je devais marcher bouche ouverte pour évaporer ma salive, je ne pouvais rien avaler ; je parlais tout seul dans les rues de Lyon en allant chercher des médicaments à la pharmacie de nuit.
Nous aimons l’émeute ; nous en aimons le frisson. Nous rêvons de guerre civile, pour jouer. Et si ce jeu occasionne des morts cela ne fait que le rendre intéressant. La douce France, le pays de mon enfance, est ravagée depuis toujours d’une terrible violence, comme ma gorge labourée de virus qui me fait tant souffrir, et je ne puis rien avaler. Alors je marche, bouche ouverte, et je parle.
Comment osé-je parler de tout mon pays ?
Je ne parle que de ma gorge. Le pays, c’est juste la pratique de la langue. La France est l’espace de la pratique du français, et ma gorge dévastée en est le lieu le plus matériel, le plus réel, le plus palpable, et cette nuit-là j’allais dans les rues pour la soigner, pour chercher des médicaments à la pharmacie de nuit. Dehors c’était juin, la nuit était douce, il n’était aucune raison de prendre froid. J’avais dû tomber malade à la manif, à cause des gaz et des cris.
En France nous savons organiser de belles manifestations. Personne au monde n’en fait de si belles car elles sont pour nous la jouissance du devoir civique. Nous rêvons de théâtre de rue, de guerre civile, de slogans comme des comptines, et du peuple dehors ; nous rêvons de jets de tuiles, de pavés, de boulons, de barricades mystérieuses érigées en une nuit et de fuites héroïques au matin. Le peuple est dans la rue, les gens sont en colère, et hop ! descendons, allons dehors ! allons jouer l’acte suprême de la démocratie française. Si pour d’autres langues la traduction de « démocratie » est « pouvoir du peuple », la traduction française, par le génie de la langue qui bat dans ma bouche, est un impératif : « Le pouvoir au peuple ! » et cela se joue dehors, par la force ; par la force classique du théâtre de rue.
Depuis toujours notre État ne discute pas. Il ordonne, dirige, et s’occupe de tout. Jamais il ne discute. Et le peuple jamais ne veut discuter. L’État est violent ; l’État est généreux ; chacun peut profiter de ses largesses, mais il ne discute pas. Le peuple non plus. La barricade défend les intérêts du peuple, et la police militarisée s’entraîne à prendre la barricade. Personne ne veut écouter ; nous voulons en découdre. Se mettre d’accord serait céder. Comprendre l’autre reviendrait à accepter ses paroles à lui en notre bouche, ce serait avoir la bouche toute remplie de la puissance de l’autre, et se taire pendant que lui parle. C’est humiliant, cela répugne. Il faut que l’autre se taise ; qu’il plie ; il faut le renverser, le réduire à quia, trancher sa gorge parlante, le reléguer au bagne dans la forêt étouffante, dans les îles où personne ne l’entendra crier, sauf les oiseaux ou les rats fruitiers. Seul l’affrontement est noble, et le renversement de l’adversaire ; et son silence, enfin.
L’État ne discute jamais. Le corps social se tait ; et quand il ne va pas bien il s’agite. Le corps social dépourvu de langage est miné par le silence, il marmonne et gémit mais jamais il ne parle, il souffre, il se déchire, il va manifester sa douleur par la violence, il explose, il casse des vitres et de la vaisselle, puis retourne à un silence agité.
Celui qui fut élu dit sa satisfaction d’avoir obtenu tous les pouvoirs. Il allait pouvoir gouverner, dit-il, enfin gouverner, sans perdre de temps à discuter. Aussitôt on répondit que ce serait grève générale, le pays paralysé, les gens dans la rue. Enfin. Le peuple, qui en a assez de l’ennui, des ennuis et du travail, se mobilise. Nous allons au théâtre.
Quand on voit les Anglo-Saxons protester, cela prête à sourire. Ils viennent un par un avec des pancartes en carton, des pancartes individuelles qu’ils tiennent par le manche, avec un texte qu’ils ont écrit et qu’il faut lire pour comprendre. Ils défilent, les Anglo-Saxons, et ils montrent aux caméras de la télé leur pancarte rédigée avec du soin et de l’humour. Ils sont encadrés de policiers débonnaires en tenue habituelle. On pourrait croire que leur police ne dispose pas de boucliers, de jambières, de longues matraques et de camions à lance d’eau pour dégager la rue. Leurs manifestations dégagent de la bienséance et de l’ennui. Nous avons les plus belles manifestations du monde, elles sont un débordement, une joie.
Nous descendons dans la rue. Les gens à la rue, c’est la réalité de tous les jours ; les gens dans la rue, c’est le rêve qui nous unit, le rêve français des émotions populaires. Je descendis dans la rue avec des chaussures qui courent vite et un tee-shirt serré qui ne laisse pas prise à qui voudrait m’attraper. Je ne connaissais personne, je rejoignis les rangs, je me plaçai derrière la banderole et repris en chœur les slogans. Car nous portons à plusieurs de grandes banderoles avec des phrases brèves en grosses lettres, avec de gros trous pour diminuer la prise au vent. Il faut être plusieurs à les porter, ces paroles de plusieurs mètres, et elles ondulent, elles sont difficiles à lire ; mais il n’est pas besoin de les lire, il faut qu’elles soient grandes, et rouges, et ce qui est écrit dessus nous le crions ensemble. Quand on manifeste, on crie et on court. Oh ! Joie de la guerre civile ! Les hoplites de la police barrent les rues, rangés derrière leur bouclier, leurs cnémides, leur casque, la visière rabattue qui les rend identiques ; ils battent leur bouclier de leur matraque et cela provoque un roulement continu, et bien sûr cela tourna mal. Nous étions venus pour ça.