Eurydice rit avec ses amis qui jouaient à lui faire la cour. Quand le soleil se fit plus vif elle mit des lunettes de soleil qui supprimaient ses yeux, elle ne fut plus que ces lèvres qui plaisantent. Elle se tournait vers l’un, vers l’autre, ses cheveux dénoués roulaient sur ses épaules en suivant avec retard le moindre de ses mouvements ; à chacun de ses rires elle régnait sur une cour de singes. Salagnon se renfrogna. Il ne participait plus, il regardait de loin et pensa qu’il préférerait peindre la ligne onduleuse de nuages qui flottent au-dessus de l’horizon droit. Son talent le reprenait, par un picotement des mains ; il resta silencieux. Il se prit soudain à détester Alger, lui qui avait tant aimé cette bonhomie volubile de Salomon Kaloyannis ; à détester Alger et les Français d’Algérie, qui parlent trop vite une langue qui n’est plus la sienne, une langue trop aisée et qu’il ne peut suivre, à laquelle il ne peut participer. Ils gambadaient autour de lui, moqueurs, cruels, et creusaient autour d’Eurydice un fossé infranchissable.
Ils remontèrent enfin en ville par des marches de béton posées entre les rochers. Les jeunes gens les laissèrent, embrassèrent Eurydice, serrèrent la main de Victorien avec un enthousiasme qui n’était plus le même qu’au début, plus ironique lui sembla-t-il. Ils rentrèrent ensemble, épaule contre épaule dans les rues étroites mais il était trop tard. Ils se regardaient avec un peu de gêne, et le plus souvent regardaient devant eux. Ils échangèrent de lentes généralités sur le chemin qui parut très long, encombré d’une foule pressée qui les empêchait de marcher. Le repas du soir avec Salomon fut pesant de politesse. Eurydice fatiguée alla se coucher rapidement.
« Victorien, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Rentrer, je crois. Peut-être continuer l’armée.
— La guerre est finie, Victorien. La vie reprend. Qu’avons-nous encore besoin de mousquetaires ? Enrichis-toi, fais quelque chose d’important. Eurydice n’a pas besoin d’un traîneur de sabre, ce n’est plus leur temps. Quand tu te seras fait, reviens. Les types d’ici ne sont que des babilleurs, mais toi tu n’es rien. Vis, et puis reviens-nous. »
Le lendemain il prenait le bateau de Marseille. Sur le pont arrière il commença d’écrire à Eurydice. La côte d’Alger diminuait, il la dessina. Le soleil bien net marquait des ombres, garnissait la Casbah de dents. Il dessina de petits détails du bateau, la cheminée, le bastingage, les gens accoudés qui regardaient la mer. Il dessinait à l’encre sur de petits cartons blancs. De Marseille il lui en envoya certains comme des cartes postales. Il lui en envoya souvent. Il notait au dos quelques nouvelles de lui, très succinctes. Elle ne répondait jamais.
Il revit son oncle, qui revenait d’Indochine ; il avait passé quelques semaines dans une chambre sans même défaire ses bagages, il attendait de repartir. Il n’avait rien à faire en France, disait-il. « J’habite dans une caisse maintenant. » Il le disait sans rire en regardant son interlocuteur dans les yeux, et celui-ci détournait le regard car il pensait à la boîte en sapin, et il ne savait pas s’il fallait en sourire ou frémir. Il parlait d’une cantine de métal, peinte en vert, pas très grande, qui contenait toutes ses affaires et le suivait partout où il allait. Il l’avait traînée en Allemagne, dans les Afrique, celle du Nord et l’équatoriale, en Indochine maintenant. La peinture s’écaillait, les parois en étaient cabossées. Il la tapotait avec affection et elle sonnait le creux.
« C’est ma vraie maison, car elle contient tout ce qui m’appartient. La caisse est notre dernière demeure mais j’y habite déjà. Je précède le mouvement. Il paraît que la philosophie consiste à se préparer à mourir. Je n’ai pas lu ces livres où on l’explique, mais je comprends cette philosophie en l’appliquant. C’est un gain de temps considérable, car je risque d’en manquer : avec la vie que je mène je risque d’y passer plus vite que la plupart d’entre nous. »
Son oncle ne riait pas. Victorien savait qu’il ne mettait pas d’humour dans ce qu’il disait : il disait juste ce qu’il avait à dire, mais d’une façon si directe que l’on pouvait croire à une blague. Il disait juste les choses comme elles sont.
« Pourquoi tu ne t’arrêtes pas ? demanda quand même Victorien. Pourquoi tu ne rentres pas, maintenant ?
— Rentrer où ? Depuis que je ne suis plus un enfant je ne fais que la guerre. Et même enfant, j’y jouais. Ensuite j’ai fait mon service militaire, et puis la guerre dans la lancée. J’ai été fait prisonnier et puis je me suis évadé, pour retourner faire la guerre. Toute ma vie d’adulte je l’ai passée à faire la guerre, sans en avoir jamais eu le projet. J’ai toujours vécu dans une caisse, sans imaginer plus, et elle est à ma taille. Je peux tenir ma vie dans mes bras, je peux la porter sans trop de fatigue. Comment voudrais-tu que je vive autrement ? Travailler tous les jours ? Je n’ai pas la patience. Me construire une maison ? Trop grand pour moi, je ne pourrais pas la soulever dans mes bras pour la déplacer. Avec soi, quand on bouge, on ne peut emporter qu’une caisse. Et on reviendra à la caisse, tous. Alors pourquoi un détour ? Je porte ma maison et je parcours le monde, je fais ce que j’ai toujours fait. »
Dans la petite chambre où il passait ces jours d’inaction il n’était de place que pour un lit, et une chaise sur laquelle était plié un uniforme ; Victorien l’avait déplacé avec soin, sans le froisser, pour s’asseoir au bord du siège sans s’adosser, tout raide. L’oncle allongé sur le lit lui parlait en regardant le plafond, pieds nus et chevilles croisées, mains derrière la nuque.
« Quel livre emporterais-tu sur une île déserte ? demanda-t-il.
— Je n’y ai jamais pensé.
— C’est une question idiote. Personne ne va sur une île déserte, et ceux qui s’y retrouvent, c’est sans avoir été prévenus : ils n’ont pas eu le temps de choisir. La question est bête parce qu’elle n’engage à rien. Mais moi j’ai joué au jeu de l’île déserte. Puisque cette caisse est mon île, je me suis demandé quel livre j’emporterais dans ma caisse. Les militaires coloniaux peuvent avoir des lettres, et ils ont le temps de lire avec leurs voyages en bateau, et les longues veilles dans des endroits trop chauds on ne peut pas dormir. J’emporte avec moi l’Odyssée, qui raconte une errance, très longue, d’un homme qui essaie de rentrer chez lui mais n’en retrouve pas le chemin. Et pendant qu’il erre de par le monde à tâtons, dans son pays tout est livré aux ambitions sordides, au calcul avide, au pillage. Quand il rentre enfin, il fait le ménage, par l’athlétisme de la guerre. Il débarrasse, il nettoie, il met de l’ordre.
« Ce livre, je le lis par morceaux, dans des endroits qu’Homère ne connaissait pas. En Alsace terré dans la neige, à la lueur d’un briquet pour ne pas m’endormir, car dormir dans ce froid m’aurait tué ; la nuit en Afrique dans une case de paille tressée, où par contre j’essaie de dormir, mais il fait si chaud que même la peau on voudrait l’enlever ; je le lis dans l’entrepont d’un bateau de transport, adossé à ma caisse, pour penser à autre chose qu’à vomir ; dans un bunker de troncs de palmiers qui tremblent à chaque coup de mortier, et un peu de terre tombe à chaque fois sur les pages et la lanterne pendue au plafond se balance et brouille les lignes. L’effort que je fais pour suivre les lignes me fait du bien, cet effort fixe mon attention et me fait oublier d’avoir peur de mourir. Il paraît que les Grecs savaient ce livre par cœur, l’apprendre constituait leur éducation ; ils pouvaient en réciter quelques vers ou un chant entier en toutes circonstances de la vie. Alors moi aussi je l’apprends, j’ai l’ambition de le savoir tout entier, et ce sera toute ma culture. »