— Dépêchez-vous donc, Nalorgne.
— Qu’attendez-vous, Pérouzin ?
Ils s’entêtaient d’abord, puis, comprenant que la minute était mal choisie pour discuter des questions semblables, tous deux se jetèrent en bas des marchepieds, coururent à l’avant de la voiture, où ils se bousculèrent pour s’emparer de la manivelle :
— Rangez-vous, nom d’un chien !
— Faites donc attention, idiot !
Par extraordinaire, il arriva qu’au quart de tour de manivelle, Pérouzin fit partir le moteur. Déjà Nalorgne s’était emparé du volant. Il y eut des craquements sinistres dans la boîte du changement de vitesse, Nalorgne se battit de longs instants avec son levier ; puis enfin, comme il lâchait la pédale brutalement, l’embrayage se fit avec une si soudaine brusquerie que la voiture cala net.
La sueur coulait du front de Pérouzin.
— C’est imbécile, hurla-t-il, nous allons les manquer !
Il avait pourtant redégringolé du siège de la voiture.
Il essayait de tourner la manivelle. Hélas, c’était impossible. Il semblait qu’un poids formidable fixait le malheureux moteur, et Pérouzin avait beau raidir ses muscles, il n’arrivait pas à faire faire un demi-tour à la malencontreuse mécanique.
— Nalorgne, venez m’aider !
Nalorgne à son tour, joignit ses efforts à ceux de Pérouzin. Peine perdue. Soudain, Pérouzin, d’un grand coup de poing, se vengea sur Nalorgne :
— Idiot, crétin ! hurla-t-il. Vous avez oublié de débrayer !
Nalorgne, en effet, dans la précipitation qu’il avait mise à descendre de voiture, avait oublié de ramener le levier de changement de vitesse au point mort. Il fit rapidement la manœuvre, la manivelle consentit de nouveau à actionner le moteur, la voiture ronfla :
— C’est moi qui conduirai, déclara Pérouzin.
II saisit le volant, et plus habile que Nalorgne, il fit démarrer.
Pérouzin, d’ailleurs, devait être brave et Nalorgne également, pour oser se risquer dans une automobile rapide, confiée à leurs propres soins. Les deux agents, qui s’étaient donnés comme fort habiles en question mécanique, ignoraient en réalité les principes élémentaires de conduite. Leur voiture zigzaguait de façon effroyable et c’est par miracle qu’elle arriva sans accident jusqu’au pont d’Arcole.
— Vite, vite, hurlait toujours Nalorgne qui, pour calmer ses nerfs, faisait manœuvrer la poire de l’avertisseur.
La Seine franchie, la voiture s’engagea sur les quais, mais n’alla pas loin.
— Tenez donc votre droite, abruti, quand on ne sait pas conduire, on va garder les vaches !
Une manœuvre savante venait précisément d’amener le malheureux Pérouzin à bloquer sa voiture entre une lourde voiture d’épicerie, un taxi-auto et toute une file de fiacres. Pérouzin ne manqua pas de profiter d’une si belle occasion pour caler une fois encore. Il cala même si bien, que la malheureuse voiture demeura immobile, incapable de se remettre en marche, d’avancer d’une ligne.
— Nalorgne, avoua Pérouzin, je crois qu’ils sont trop loin désormais.
Nalorgne, pour toute réponse, haussa les bras d’un air désespéré.
— Cette voiture-là, fit-il, en montrant l’automobile de la Sûreté, je crois qu’elle a des instincts de bandit, elle se fait la complice des criminels. Quand elle marche, nous avons des accidents, et quand elle ne marche pas…
— Elle est arrêtée, conclut gravement son acolyte. Évidemment, elle est arrêtée, et elle est si bien arrêtée qu’il est impossible de la faire repartir.
L’autobus, pourtant, dans lequel fuyaient Fantômas et sa bande, avait pris une certaine avance depuis le début de la poursuite.
— Tout le monde le revolver à la main, avait crié Fantômas, et qu’on s’occupe à tirer !
Il pilotait de main de maître la voiture, et s’arrangea pour couper habilement la piste de ses poursuivants éventuels. Droit devant lui, pour gagner un peu d’avance, Fantômas avait suivi le quai Henri IV, mais tourné par le boulevard Bourdon pour gagner la place de la Bastille, et résolument, il s’engageait dans la rue de Charenton.
À cet endroit, l’autobus évolua dans une série de petites rues, qu’il parcourut à toute allure, tournant sur lui-même, rompant vingt fois sa voie, repassant aux mêmes endroits, pour, en fin de compte, aboutir boulevard Voltaire, à hauteur de la rue Oberkampf, qu’il descendit en direction des grands boulevards.
Fantômas paraissait de plus en plus joyeux :
— Ici, murmurait-il en manœuvrant de telle façon que l’allure de l’autobus, redevenue normale, ne pût attirer l’attention, ici, je pense que nous ne courons aucun danger.
Le Maître de l’Effroi, après s’être rapidement retourné et s’être assuré que nul ne les suivait, poussa l’audace jusqu’à descendre de l’autobus arrêté et à se faire remplacer au volant par Mort-Subite.
— Suis l’itinéraire convenu, cria-t-il à l’apache.
Puis Fantômas monta à son tour à l’intérieur du véhicule et s’occupa, avec un admirable flegme, à présider aux opérations de dépouillement du butin.
Dans les sacs qu’ils venaient de voler, sacs de dépêches, d’objets recommandés, de valeurs, il y avait de tout. Rapidement, les hommes de Fantômas éventraient les enveloppes, vérifiaient leur contenu, jetaient au fond du véhicule les prises qu’ils jugeaient peu intéressantes et gardaient au contraire, les mandats, les lettres chargées, tout ce qui représentait une valeur certaine.
Ils étaient huit, sept sacs avaient été volés, la besogne ne traîna pas :
Moins d’une heure après la fuite de l’autobus le long des quais, et alors que le véhicule roulait aux environs de la gare du Nord, le tri était terminé. Fantômas en parut fort satisfait :
— Mes enfants, déclarait le bandit, l’opération n’est pas mauvaise. Nous avons fait exactement cent vingt mille francs.
Il rit d’un rire joyeux, puis ajouta :
— Nous ferons mieux d’ici quelques jours, mais patience.
Fantômas, avec la belle tranquillité qui était la sienne, alors cependant que d’une minute à l’autre le hasard d’une rencontre avec un des témoins de l’attentat pouvait amener les pires catastrophes, finit de donner des explications :
— Vous allez vous partager les mandats et vous occuper de l’autobus. D’ailleurs, je m’en vais vous conduire les uns et les autres, dans les quartiers les plus divers de Paris. À chaque arrêt, l’un de vous descendra.
Fantômas était revenu sur le siège et avait pris le volant, et tandis que la police s’occupait à faire fermer les portes de Paris, à surveiller les boulevards extérieurs, la voiture des criminels continuait à circuler en plein centre de la ville, avec une audace folle. Sur le siège, Fantômas semblait triomphant :
— Qui donc croirait, en apercevant notre voiture, que nous ne sommes pas d’honnêtes mécaniciens ? murmurait-il. Qui donc oserait supposer qu’une heure après l’attentat, nous nous promenons en plein Paris sans même avoir changé d’autobus ? Évidemment, c’est en se cachant le moins qu’on se cache le mieux.
Et, fort de cet axiome, dont il avait maintes fois éprouvé la profonde vérité, Fantômas pilota son véhicule de telle façon que, de la gare du Nord, il arrivait à la Madeleine où Mort-Subite et le Bedeau descendaient. Continuant son chemin, la voiture tournait devant les Invalides, où deux autres apaches la quittaient.
Vers six heures du soir, Fantômas arrivait derrière le jardin du Luxembourg, et du ton le plus ordinaire, il annonçait :
— J’ai grand faim, je vais rentrer.
Sur le siège, à ce moment, un seul homme était à côté de lui, qui n’était autre que Bouzille. L’inénarrable chemineau riait de plus en plus, et paraissait de moins en moins comprendre la gravité des événements auxquels il venait d’être mêlé. Bouzille n’était point sot, mais il avait une candeur véritable qui eût désarmé le plus rusé des juges d’instruction.