— Oui, monsieur l’inspecteur.
Il retrouva assez facilement la piste de Fantômas et arriva, peu après le départ du bandit, sur le quai où stationnait encore, vide de son chargement, le haquet qui avait servi à noyer les complices du meurtrier.
— Bigre, pensa Juve, en apercevant la voiture abandonnée, qu’est-ce que cela veut dire et pourquoi les tonneaux ont-ils disparu ?
Juve ne pouvait pas évidemment deviner le nouveau forfait du bandit.
En toute hâte il remonta jusqu’à son taxi-auto qui stationnait, l’attendant sur un pont. Il donna une nouvelle indication :
— Suivez la Seine.
Et, pendant que le chauffeur, ne connaissant pas la qualité de Juve, se disait qu’il avait chargé un bien étrange client, le policier demeurait debout dans son fiacre, cramponné à l’armature de la capote et fixant avec inquiétude les berges désertes, le fleuve.
Or, à peine dix minutes plus tard, Juve apercevait, flottant au milieu des eaux, disparaissant, puis remontant au gré des tourbillons toute une série de tonneaux.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa le policier.
Il se pencha vers son chauffeur :
— Forcez l’allure et tournez au premier pont.
Le wattman obéit. Juve, sauta sur le sol juste au moment où les tonneaux arrivaient à sa hauteur.
Or, de ces tonneaux, il semblait à Juve que montaient des cris lamentables. Les tonneaux d’ailleurs devaient se remplir rapidement, certains avaient déjà coulé, d’autres n’apparaissaient plus qu’à peine, ils allaient disparaître.
— Mordieu, j’en aurai le cœur net, gronda Juve.
Le policier s’orienta rapidement, reconnut le pont sur lequel il se trouvait : le pont d’Austerlitz, et se rappela que, sur la berge il devait y avoir deux agents plongeurs.
Juve dégringola les escaliers, rejoignit les gardiens qui étaient bien là, en effet.
— Vite, vite, leur cria Juve en brandissant sa carte d’inspecteur de la Sûreté, y a-t-il un bachot par ici ? Quelqu’un se noie !
Malheureusement si Juve était pressé, s’il voulait agir rapidement, les deux agents auxquels il s’adressait paraissaient infiniment moins désireux de se jeter à l’eau.
— Il y a bien une barque attachée au ponton des bateaux, commençait l’un d’eux, mais elle a un cadenas.
Et l’autre ajoutait, déférent :
— Monsieur l’inspecteur, nous venons de dîner. Nous mettre à l’eau maintenant, c’est risquer la congestion.
Juve très calme ne répondit pas. Il avait pour les deux acolytes un regard de mépris :
— Évidemment, faisait-il, vous êtes des agents plongeurs qui ne plongez pas.
Et, sans ajouter un mot, laissant là les deux hommes stupéfaits, Juve courut sur la berge, se dépouillait de sa veste, arrachait ses chaussures, puis, sans hésiter davantage se jeta à l’eau.
La température était fraîche. Juve qui d’abord, en plongeant, avait coulé, réapparut à la surface, à demi paralysé par le froid.
Mais vraiment Juve n’était pas homme à reculer pour un pareil incident.
— Où sont les tonneaux ? murmura-t-il.
Nageant vigoureusement, gagnant le milieu du fleuve, Juve cherchait à voir les barriques qui l’avaient intrigué.
Il n’en aperçut plus qu’une seule. Encore était-elle aux trois quarts remplie et on pouvait s’attendre d’un moment à l’autre à ce qu’elle fût engloutie.
— Hardi ! cria Juve à lui-même.
Et, avec une virtuosité que n’eût pas désavoué un professeur de natation, il tira sa coupe dans la direction du tonneau.
Or, Juve nageait si vigoureusement, avec une si parfaite habileté, qu’il finit par rejoindre le tonneau qui, cependant, entraîné par le courant, avait pris beaucoup d’avance sur lui.
Juve s’agrippa à la barrique et, nageant toujours, entreprit de la faire dévier, de la repousser vers une rive. Il n’aurait point réussi dans sa périlleuse tentative, si les agents plongeurs qu’il avait laissés sur le quai n’avaient eu une véritable inspiration.
À peine Juve s’était-il éloigné que les agents plongeurs se déclaraient :
— C’est un inspecteur principal. Tu sais, on va peut-être avoir des ennuis ?
Et l’autre agent avait répliqué :
— Faudrait tout de même faire quelque chose…
Les deux hommes se rendirent alors au ponton des bateaux parisiens et finirent par s’apercevoir que la barque, attachée là, était bien enchaînée et cadenassée, mais que le cadenas n’était pas fermé.
Dès lors, la manœuvre s’imposait. Les deux agents plongeurs se jetèrent dans la barque, firent force rames.
— Hardi, tenez bon, nous voilà !
Ils arrivaient juste au moment où Juve commençait à trouver que la barrique était fort lourde, et que, peut-être, il n’aurait point le temps de la pousser jusqu’à la rive avant que, complètement pleine d’eau, elle coulât dans le fleuve.
Juve, toutefois, voyant qu’on venait à son secours, se roidit et, suivant le conseil qu’on lui donnait, tint bon.
— Prenez le tonneau d’abord, commandait-il. Moi ensuite.
Mais prendre le tonneau n’était pas commode. Les deux agents purent tout juste l’agripper contre le bord de leur barque, l’empêcher de couler.
— Il va nous échapper, monsieur l’inspecteur !
— Non, mordieu, il ne le faut pas !
Juve n’était pas encore sorti de l’eau. Il soutint le tonneau et, péniblement, en cet équipage, la barque se rapprocha heureusement de la berge.
Or, à peine la petite embarcation avait-elle frôlé le quai que Juve, aidé des deux agents, parvint à hisser le tonneau sur la berge.
Mais, là, une stupéfaction nouvelle immobilisait les trois hommes. Le tonneau s’ouvrait de lui-même, le couvercle était arraché et la plus comique apparition du monde sortait à la façon dont un diable sort d’une boîte.
— Merci, messieurs ! dit le rescapé.
Mais toutefois Juve, à l’instant même, retrouvait son sang-froid, il sauta sur l’homme, il l’empoigna à l’épaule :
— Ah çà, nom d’un chien, qui êtes-vous donc ?
— Tête-de-Lard, monsieur Juve.
— Tête-de-Lard ?
Juve encore une fois fut abasourdi.
Il contemplait, au comble de l’étonnement, la tête bouffie et empâtée de graisse de l’individu qu’il venait d’arracher à une mort quasi certaine.
Juve avait jadis connu Tête-de-Lard, alors charcutier aux environs de la rue Bonaparte.
Juve savait que de mauvaises affaires avaient conduit l’ancien commerçant à exercer des professions plutôt louches. Il avait eu l’occasion de rencontrer ainsi Tête-de-Lard dans les cabarets interlopes parmi la pègre. Mais, en vérité, il ne songeait pas du tout que ce pût être cet apache-là qui allait se dresser hors du tonneau lorsque le sauvetage aurait réussi.
— Vous, Tête-de-Lard ? répéta Juve. Ah çà, mais que diable faites-vous ici ?
Tête-de-Lard était encore trop ému pour ruser ou même songer à mesurer ses paroles :
— C’est, commença l’apache, c’est à cause de Fantômas. Il y a heureusement une Providence pour les imbéciles tout comme il y a un Dieu pour les ivrognes.
— Fantômas ? c’est Fantômas qui vous à mis là-dedans ?
— Oui, monsieur Juve.
— Et dans les autres tonneaux ?
— Il y avait des copains.
— Quels copains, Tête-de-Lard ?
Mais cette fois l’apache avait eu le temps de réfléchir, il ne commettait pas la faute de renseigner exactement Juve. Il rusait au contraire, il répétait :
— Des copains à moi, monsieur Juve, des copains que Fantômas ne connaissait pas, mais qui ont eu comme moi le malheur d’arriver au moment où Fantômas désirait n’être pas reconnu.
Tout cela n’était pas clair, tout cela était même fort embrouillé. Juve, pourtant, énervé comme il l’était, n’y faisait pas assez attention.