— Cela va bien, ordonna-t-il en se tournant vers les agents plongeurs, conduisez cet individu au poste de police, faites-lui boire quelque chose, réchauffez-le ! Moi, je vais rentrer chez moi.
Et comme Tête-de-Lard faisait une figure piteuse, ne comprenant pas exactement si on l’arrêtait ou si on ne l’arrêtait pas, Juve ajoutait :
— Tête-de-Lard, il faudra venir me voir demain ou après-demain au plus tard. Ou plutôt, venez sitôt réchauffé, montez donc chez moi, 1 ter, rue Tardieu.
Juve, à cet instant, de la meilleure foi du monde, ne pensait point à soupçonner Tête-de-Lard de complicité avec Fantômas. Dans son esprit, l’apache avait tout simplement dû arriver sur la berge avec quelques amis au moment où Fantômas venait y abandonner le haquet. Fantômas avait dû vouloir se débarrasser de ce témoin gênant. Juve imaginait que Tête-de-Lard était une victime, mais ne pensait pas à en faire un complice.
***
Juve, quelques instants plus tard, s’étant assuré qu’aucun autre tonneau ne flottait sur le fleuve, regagnait son taxi-auto et rentrait chez lui.
— Mauvaise journée, songeait-il, s’habillant rapidement tout en taquinant le téléphone pour avoir la Sûreté. Mauvaise journée. Fantômas a encore triomphé, a encore commis un crime épouvantable.
Mais, tandis qu’il téléphonait ou plutôt qu’il s’égosillait à demander un numéro qu’on ne lui donnait point, Juve soudain demeurait immobile.
— Ah çà, pensait le policier, soudainement, revenant à lui-même, est-ce que je ne me suis pas conduit comme le dernier des imbéciles ? Ce Tête-de-Lard ?
Chez Juve, heureusement les pires étourderies ne pouvaient durer longtemps.
***
Le lendemain matin, il n’était bien entendu bruit dans Paris que de l’extraordinaire audace dont Fantômas avait fait preuve la veille, en attaquant la voiture des Postes à deux pas de l’Hôtel de Ville.
Or, M. le baron de Roquevaire, caissier en chef de la Banque de France, était peut-être le seul de tout Paris que cet exploit laissât parfaitement indifférent.
C’était un excellent homme, un employé supérieur sorti des rangs infimes du personnel grâce à un zèle intelligent, à une capacité hors ligne et cependant il arrivait à son bureau le front soucieux, l’air de mauvaise humeur, aussi ennuyé que possible. M. de Roquevaire qui, en traversant la Banque, avait reçu les très respectueux saluts d’une infinité d’employés, se débarrassa rapidement de son pardessus, de son chapeau qu’il remit à un huissier accouru au-devant de lui, puis il interrogea :
— M. le gouverneur est-il descendu ?
— Oui, monsieur le caissier.
— Bien, je vais le trouver ! Faites préparer mon courrier.
Le gouverneur de la Banque de France, M. Châtel-Gérard était au physique comme au moral ce que l’on est convenu d’appeler « un gros personnage ».
Parvenu par la politique, au poste farouchement envié de gouverneur de la Banque de France, arrivé très jeune puisque à peine âgé de cinquante ans, M. Châtel-Gérard était profondément imbu de sa propre importance, de ses mérites et de la situation qu’il occupait.
M. Châtel-Gérard d’ailleurs, en homme fort bien élevé, apparaissait cependant toujours comme des plus courtois, des plus affables, des plus accueillants. Il habitait, comme tout gouverneur de la Banque de France, dans l’immeuble même, un somptueux appartement auquel on accédait par un escalier de marbre.
M. de Roquevaire, caissier principal de la Banque de France, ayant sous ses ordres une multitude d’employés, était bien sûr continuellement en rapports avec M. le gouverneur.
Les deux hommes s’estimaient, s’appréciaient. Ils n’avaient point des relations de sous-ordre à patron, mais plutôt d’ami à ami.
Pourtant, ce matin-là, avant d’entrer chez le gouverneur, le baron de Roquevaire parut hésiter :
— Dois-je lui avouer ? se demandait-il.
Puis, il haussa les épaules :
— Hélas, comment n’avouerais-je pas ?
Le caissier principal de plus en plus troublé, parvint jusqu’au grand salon qui servait de salon d’attente et demanda à l’huissier :
— Puis-je voir M. Châtel-Gérard ?
— Veuillez vous donner la peine d’entrer, monsieur le caissier. M. le gouverneur est seul.
L’huissier avait poussé les portes rembourrées. Le baron de Roquevaire pénétra dans le somptueux cabinet du gouverneur.
Or, à peine M. de Roquevaire s’était-il introduit dans la grande pièce que M. Châtel-Gérard, qui travaillait à son bureau, levait la tête et le regardait avec stupéfaction.
— Eh bien, mon cher ami, comment va ? Mais vous semblez tout drôle, en vérité. Pas d’ennuis ?
— Un ennui très grave, monsieur le gouverneur.
— Vous m’effrayez. Un ennui personnel ou un ennui de métier ?
— Un ennui de métier, mon cher gouverneur.
— Alors, j’arrangerai cela.
M. Châtel-Gérard souriant, sûr de lui, feignait de plaisanter ; il interrompit son caissier pour lui offrir une cigarette à bout d’or dans un élégant étui.
— Vous fumerez bien ?
Mais, comme le baron de Roquevaire avait refusé, M. Châtel-Gérard poursuivait :
— Vous avez vu le nouvel exploit de Fantômas hier après-midi ?
— Hélas, monsieur le gouverneur, il s’agit bien de cela…
— Ah c’est vrai, j’oubliais. Qu’y a-t-il donc ? Confiez-moi vos peines.
— Monsieur le gouverneur, disait-il enfin, je viens de m’apercevoir, il y a quelques instants, d’une terrible aventure.
— Laquelle ?
— J’ai perdu le clef de la caisse.
— Hein ?
Cette fois, le gouverneur général de la Banque avait pâli, et c’était en se dressant qu’il interrogeait nerveusement son malheureux subordonné :
— Vous avez perdu la clef de la caisse ? Quelle clef ? Quelle caisse ? La caisse de tous les jours, j’espère ?
L’angoisse visible de M. Chàtel-Gérard venait de ce fait, qu’à la Banque de France, les réserves en or qui garantissent l’émission des billets de banque et atteignent des valeurs formidables, sont entourées et protégées par des précautions toutes spéciales. Il y a, à la Banque, la caisse ordinaire, caisse dans laquelle se trouvent enfermées les espèces nécessaires au fonctionnement quotidien de l’établissement de crédit. Il y a aussi ce que l’on appelle la « caisse secrète » qui est installée dans des caves et où se trouvent précisément les lingots d’or qui représentent la valeur des billets de banque émis.
M. Châtel-Gérard revint à la charge :
— Parlez donc, Roquevaire. Quelle clef avez-vous perdue ? La clef de la caisse ordinaire ou des caves ?
— J’ai perdu la clef des caves, monsieur le gouverneur.
— Sapristi, mon cher de Roquevaire, c’est une fâcheuse histoire, une très fâcheuse histoire. Mais enfin, rien n’est perdu, c’est le cas de le dire. Les caisses ne sont pas en danger puisqu’il y a encore deux autres clefs, la mienne et celle de Tissot, mais tout de même, c’est fâcheux…
M. le gouverneur général s’interrompit, se mordit les lèvres, puis questionna encore.
— Vous êtes certain que vous avez perdu cette clef ? Comment cela est-il arrivé ?
— Je ne sais pas, monsieur le gouverneur, je ne saurais pas vous dire. Vous savez que je porte habituellement cette clef à mon trousseau, comme s’il s’agissait d’une clef ordinaire, car j’estime que ne point la cacher est encore le meilleur moyen de dérouter ceux qui pourraient avoir l’idée d’un vol. Or, monsieur le gouverneur, ce matin, je me suis aperçu que l’anneau qui tient mes clefs s’était ouvert et que la clef secrète des caisses avait disparu.
— Où vous en êtes-vous aperçu ?
— Chez moi, monsieur le gouverneur.
— Alors cette clef est tombée chez vous ?
— Je l’ai cherchée partout.
— Vous l’avez peut-être perdue hier soir en revenant de la Banque.