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— Quel service, mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est qu’un mécanicien pareil. Il y a de quoi tout démolir, avec de semblables virages.

Et, heureux sans doute de quitter cet autobus aux allures inquiétantes, le contrôleur profita d’un ralentissement pour descendre et sauter dans une autre voiture.

On passa sans encombre, cependant, sous les guichets du Louvre, puis, après un arrêt au Théâtre-Français, l’autobus 412 remontait à vive allure l’avenue de l’Opéra.

Le conducteur eut encore une discussion avec un vieux monsieur qui, plongé dans la lecture d’un livre, se départit de son occupation pour constater qu’il lui manquait trois sous dans la monnaie qu’on lui rendait. Il obtint satisfaction.

Puis le véhicule s’immobilisa dans l’encombrement classique de la place de l’Opéra.

Deux individus, qui stationnaient sur le trottoir, ayant minutieusement considéré la voiture, y montèrent. Ils saluèrent d’un clignement d’œil familier le conducteur.

— C’est bien pour Montmartre ? demanda l’un d’eux.

— C’est bien pour Montmartre, constata le receveur dont la sacoche s’enflait des gros sous recueillis en cours de route.

Les deux nouveaux voyageurs, cependant, demeurés un instant sur la plate-forme, semblaient hésiter à pénétrer dans l’intérieur. L’un d’eux murmura à l’oreille de son compagnon :

— Y a pas d’erreur, Bec-de-Gaz, on est dans la bonne roulante. C’est-y qu’on va se carrer dans les fauteuils du salon ?

— Très peu, Œil-de-Bœuf, on peut pas fumer. Moi, je reste sur le balcon.

L’individu cependant, qui répondait à l’appellation imagée d’Œil-de-Bœuf, ajoutait, souriant d’un air équivoque :

— Moi, je préfère me coller à l’intérieur, surtout quand il y a des gonzesses un peu chouettes. Tu comprends, les places sont étroites, on peut s’en payer, du frôlement, sans en avoir l’air.

Mais le grand individu surnommé Bec-de-Gaz jetait un coup d’œil méprisant sur la clientèle de la voiture :

— Rien que des femmes moches, observa-t-il.

Puis il ajouta :

— D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela pour le moment, on a du boulot sérieux à faire.

Son compagnon, Œil-de-Bœuf, liait déjà conversation avec le conducteur :

— Dis donc, mon vieux, suggérait-il, y aurait pas moyen de nous passer cela pour cinq sous les deux ? rapport qu’on voyage ensemble…

Le conducteur fronça le sourcil, répondit simplement :

— C’est quinze centimes par place [2].

Et Œil-de-Bœuf s’exécuta. Il ne pouvait, toutefois, s’empêcher de murmurer à l’oreille de Bec-de-Gaz :

— Il ne rigole pas, le frère. N’a pas l’air de nous connaître. On voit que c’est un garçon bien dressé.

— Saint-Lazare, changement de section !

Et cependant que la foule s’empressait pour monter dans la voiture, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, demeurés sur la plate-forme, poussèrent un cri de surprise :

— Beaumôme ! s’écrièrent-ils.

Leurs regards s’étaient arrêté sur un jeune homme, assez élégamment vêtu, mais sans distinction, toutefois, à la chevelure pommadée, au chapeau melon incliné sur l’oreille, qui venait de monter dans la voiture, bousculant quelques voyageurs, ce qui n’alla pas sans provoquer quelques protestations. Le personnage désigné sous le qualificatif de Beaumôme avait jeté un coup d’œil dans la direction des deux individus qui l’avaient remarqué. Toutefois, il passa devant eux sans avoir l’air de les connaître, et s’introduisit rapidement dans l’intérieur de la voiture.

Œil-de-Bœuf expliqua tout bas à Bec-de-Gaz :

— On a l’air de la faire à la pose [3], aujourd’hui. Personne ne bronche.

Bec-de-Gaz hocha la tête :

— C’est, fit-il, que sans doute, cela va barder tout à l’heure.

Cependant, l’autobus ne démarrait pas et les récriminations du public, timidement formulées d’abord, devenaient plus précises, plus nettes, augmentaient :

— Mais on va s’écraser, criait-on dans la foule. La voiture est complète depuis longtemps, conducteur ! À quoi pensez-vous ? Vous laissez monter tout le monde !

Le conducteur s’épongea le front et constata, en effet, que son véhicule était rempli de voyageurs qu’il n’aurait pas dû laisser monter. Il obligea les derniers venus à descendre, puis, vexé sans doute d’avoir commis une faute professionnelle, il bouscula les uns et les autres, réclamant le prix des places, à tort et à travers, s’adressant deux fois aux mêmes gens, négligeant par contre de faire payer ceux qui venaient de monter.

— Un débutant, pensait-on, qui ne connaît pas son métier…

Cependant, la voiture, lourdement chargée, montait la rue d’Amsterdam, puis, au fur et à mesure qu’on approchait de la place Clichy, le gros des voyageurs descendit, arrivant à destination.

Sur le siège, indifférent à tout le remue-ménage qui se passait à l’intérieur du véhicule, le mécanicien causait avec un personnage assis à côté de lui, quelque ingénieur ou contremaître qui, sans doute, tenait à s’assurer des qualités du pilote.

Il faisait froid, humide, ce matin-là, et les deux hommes, sitôt après leur départ de Saint-Germain-des-Prés, avaient mis d’épaisses lunettes sur leurs yeux.

— Qu’est-ce que tu en penses ? interrogea le mécanicien, cependant qu’on montait la rue d’Amsterdam.

— C’est une merveille, cette voiture-là ! On peut dire que nous sommes bien tombés. Le moteur tire comme un ange et les organes mécaniques sont sûrement très robustes.

Le mécanicien venait de se pencher en avant et d’observer quelque chose. Il reprit :

— On est mal protégé sur ce siège. Tâche donc d’attraper le tablier de cuir et de le dérouler.

— Que veux-tu en faire ? interrogea le compagnon du mécanicien.

Celui-ci eut un sourire énigmatique :

— Lorsqu’il sera déployé, fit-il, nous serons abrités derrière, et si, par hasard, nous venons à buter dans quelque obstacle, grâce à ce tablier, nous serons garantis.

Obtempérant au désir du mécanicien, son compagnon déploya le tablier qui, désormais, devait protéger les deux hommes contre les dangers qu’ils semblaient redouter.

À ce moment, l’autobus parvenait au haut de la rue d’Amsterdam et, obliquant à droite, allait s’engager sur la place Clichy. Celle-ci était déserte, le mécanicien poussa un cri de joie :

— Parfait, dit-il, nous sommes joliment bons.

Appuyant sur la pédale de l’accélérateur, il fit emballer son moteur. L’autobus trépida, sa vitesse s’accrut.

— Attention, recommanda-t-il à son voisin, voilà le moment de ne pas flancher.

Cependant, les voyageurs, à l’intérieur du véhicule, s’étonnèrent un instant qu’au lieu de se diriger vers la station habituelle de la place Clichy, le lourd véhicule obliquait encore à droite et descendait dans la direction de la rue de Clichy. Il traversa celle-ci en biais, avec une vitesse qui s’accroissait.

Quelqu’un poussa un cri, puis une embardée brusque jeta tous les voyageurs les uns sur les autres. Avant que l’on eût eu le temps de s’y reconnaître, la voiture recevait un choc, il sembla qu’elle montait sur le trottoir.

***

C’était jour d’échéance et, dans les bureaux de la succursale du Comptoir National, installée en haut de la rue de Clichy, une foule assez nombreuse de clients attendait devant les divers guichets.

Les locaux du Comptoir National étaient constitués, au rez-de-chaussée, par une sorte de long boyau au commencement duquel se trouvait un bureau entouré de grillages : la caisse, au milieu de laquelle était un employé, qui, impassible et hautain, maniait d’un air las des piles d’or et des liasses de billets.

Un client, posté devant le guichet, comptait avec l’employé :