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— Donne-moi un verre de vin blanc, ordonna-t-il à sa fille, ça me remettra.

Il en but un, puis deux, et s’étira longuement, mais Rose vint le bousculer, l’obligea à se déranger de la table sur laquelle elle mettait le couvert.

Le père et la fille expédièrent leur frugal déjeuner en silence. Ils n’échangèrent pas trois paroles. Si le père Coutureau tombait de sommeil, sa fille était sombre, préoccupée, nerveuse au dernier point.

En un quart d’heure ils avaient fini. Rose débarrassa vivement. Et le père Coutureau entrevoyait désormais avec joie quelques heures de tranquillité devant lui, pendant lesquelles il allait pouvoir se reposer sur son lit. Il allait quitter la pièce qui servait de salle à manger lorsque Rose lui barra le passage. Elle avait son chapeau sur la tête ; sous son bras elle dissimulait un volumineux paquet.

— Tu sors ? demanda le père Coutureau, étonné de voir sa fille s’en aller de si bonne heure.

— Oui, répondit Rose, qui ajouta : Adieu, je me débine.

Coutureau demeura un instant surpris, considérant la gamine et cherchant à lire dans ses yeux le motif véritable de cette sortie précipitée. La jeune fille, d’ailleurs, n’essaya pas de dissimuler longtemps :

— Eh bien oui, fit-elle, quoi, je sors ! Ne suis-je pas libre ?

— Sans doute, reconnut son père, tu peux te balader comme tu veux, surtout que les répétitions ne commencent pas avant cinq heures. Viendras-tu me prendre pour aller au théâtre ?

— Je ne sais pas si j’irai au théâtre, dit lentement Rose.

C’est ce que craignait le père Coutureau. Il attendait cette réponse, il avait comme le pressentiment depuis quelques instants que quelque chose se préparait.

— Quand reviendras-tu ici ? demanda-t-il.

— J’en sais rien, fit Rose qui, très catégoriquement, ajouta : Je me débine pour de bon, j’en ai assez !

— Assez de quoi ? mon Dieu… C’est-y que je t’embête ?

La gamine haussa les épaules.

— S’agit pas de cela, fit-elle, mais je ne veux plus rester ici, tout le monde me regarde avec des sales yeux et j’ai peur.

— Peur de quoi ? fit Coutureau. Puisque tu as obtenu le désistement de la comtesse de Blangy, il n’est pas possible que l’on t’ennuie à nouveau. D’ailleurs, l’affaire de la grande Berthe est en train de s’arranger.

— C’est pas l’affaire du vol qui me fait peur, c’est rapport à l’autre accusation, que j’ai le trac. Y m’a fichu les foies ce journaliste, et ce qu’il a dit doit être vrai. On doit vouloir me fourrer dans cette histoire, j’aime mieux me cacher, je sais où aller.

Coutureau commençait à s’énerver :

— C’est stupide, c’est idiot ! Tu es tranquille ici, qu’est-ce que tu vas devenir ?

— Je t’ai déjà dit que je savais où aller.

Soudain le père Coutureau comprit. Une colère subite lui monta au cerveau :

— Nom de Dieu ! jura-t-il. Nom de Dieu ! Fille de rien ! Coureuse ! Ah, je sais bien maintenant ce que tu veux dire ! C’est encore une combine avec ton gigolo. Il te tient par la peau, ce Beaumôme, et c’est sûrement lui qui te détache de ta famille, qui veut t’entraîner.

— Eh bien oui, parfaitement, c’est chez Beaumôme que je vais ! Avec lui je serai tranquille et comme il me l’a dit, si jamais on se mêle de vouloir m’embêter, il sera là pour me défendre. Tandis que toi, tu me laisserais bien embarquer par les flics si jamais…

— Salope ! hurla le père Coutureau. Il ne te manquait plus que cela maintenant. T’en aller avec ce voyou, et te préparer à jouer du couteau ou du revolver si jamais il se passe quelque chose. Ah tu iras loin du train dont tu vas !

Mais, triomphalement, Rose Coutureau narguait son père :

— Je m’en fous, fit-elle, et j’aime mon amant ! T’as rien à dire à ça !

C’était en effet un argument devant lequel il n’y avait qu’à s’incliner. Le père Coutureau ne trouva rien à répondre. Il regarda sa fille quelques instants, abasourdi, stupide, incapable de formuler une pensée.

La jeune personne venait de rassembler quelques menus objets qui lui appartenaient, elle les mit dans une sorte de sac, de filet à provisions, puis, lorsqu’elle eut fini, elle se rapprocha de son père et, se hissant sur la pointe des pieds, elle l’embrassa sur la joue.

— Adieu, fit-elle.

Le père Coutureau se sentit tout ému.

Ainsi donc, c’était vrai, sa fille le quittait. Il allait rester tout seul, dans ce logement, pas bien grand sans doute, mais qui lui paraîtrait immense lorsqu’il ne serait plus peuplé par la silhouette aimée et gracieuse de la gamine qui, sans cesse, papillonnait autour de lui. Il serra les poings, grommela :

— Ah le salaud, le salaud ! Dire que c’est pour cette espèce de voyou que ma fille me plaque !

Et il étendit le bras, fit un geste de menace.

— Sûr, que je ferai un malheur, déclara-t-il, que je le tuerai un jour, ce débaucheur de filles ! D’abord, il n’a pas que toi comme maîtresse. Écoute donc un peu, Rose, tu sais bien, cette femme qu’on appelle Adèle, eh bien, tout le monde sait que Beaumôme te trompe avec elle.

— C’est pas vrai, fit-elle, c’est au contraire avec moi que Beaumôme trompe Adèle.

Coutureau haussa les épaules.

— Naturellement, fit Rose avec un air de mépris, vous autres hommes, vous ne comprenez pas ça, mais c’est tout différent. Et puis, zut ! Je ne veux pas qu’on me parle de ces choses-là. Adieu !

— Viendras-tu au théâtre ce soir ? cria le père Coutureau, qui avait couru jusqu’à l’entrée et se penchait sur la rampe pour interroger une dernière fois sa fille déjà au bas de l’escalier.

— Je viendrai s’il le veut, et si cela lui déplaît, je ne viendrai pas ! cria-t-elle.

— Oh crapule, crapule ! grogna le père Coutureau qui rentrait dans son logement, tout bouleversé.

Puis, il bâilla encore, et le sommeil s’appesantit sur lui, plus impérieux, plus violent que ne l’étaient encore l’émotion et la colère déterminées par le départ de sa fille. Le vieil habilleur alla s’installer sur son lit, avec l’intention d’y dormir pendant quelques heures, car il était réellement exténué.

***

Dans l’escalier sombre qui conduisait au sixième étage, où se trouvait le logement du père Coutureau, deux hommes montaient. Ils croisèrent Rose qui s’en allait. Et tout d’abord, ils ne firent pas attention à elle, qui passait à côté d’eux comme une ombre dans l’obscurité d’un palier. Les deux hommes, lentement, continuèrent leur ascension. Soudain l’un d’eux s’arrêta et dit à son compagnon :

— Avez-vous remarqué, Pérouzin ?

— Quoi donc, Nalorgne ? De quoi s’agit-il ?

C’étaient les deux inspecteurs de la Sûreté qui, après de longues hésitations et des tergiversations sans nombre, s’étaient introduits dans l’immeuble  occupé  par les Coutureau, père et fille, et avaient commencé la montée des étages pour atteindre le sixième. Nalorgne répéta la question :

— Je vous demande si vous avez remarqué cette femme, qui vient de nous croiser ?

— Moi, vous savez, toutes les femmes, je les regarde, c’est dans mon tempérament. Jamais il n’a été défendu à un ancien notaire de s’intéresser au beau sexe. Ce n’est pas la même chose pour vous qui avez été prêtre.

— Il ne s’agit pas de ça. Cette femme qui vient de s’en aller, de descendre, vous n’avez pas remarqué son visage, ses traits ?

— Ma foi non, fit Pérouzin. Il faisait tout noir.

— Eh bien, malgré l’obscurité, poursuivit Nalorgne, moi, je crois bien l’avoir reconnue. Ça doit être la petite Rose.

— Ah vous croyez ? C’est possible après tout. La chose en somme n’aurait rien d’étonnant, puisqu’elle habite dans cette maison. D’ailleurs, Nalorgne, je m’en vais vous tirer d’embarras et dans un instant, je vous renseignerai… Parbleu, encore un étage à monter, et nous serons chez elle. On verra bien si elle s’y trouve. Dans le cas où elle serait absente, nous pourrons en conclure que nous venons de la rencontrer s’en allant.