Les deux hommes montèrent, cependant que Nalorgne, maugréant, ajouta :
— C’est une vérité de La Palisse que vous dites là, et somme toute, si nous voulions savoir, le plus simple serait peut-être de redescendre sur les traces de cette femme.
— Bah, fit Pérouzin, il faudrait ensuite remonter, et l’escalier est terriblement dur. D’ailleurs, peu nous importe. Il ne s’agit pas d’une arrestation, puisqu’au contraire, nous venons lui apporter une bonne nouvelle et lui dire que son affaire de vol est désormais complètement terminée. Je pense que le père Coutureau va être satisfait et qu’il nous paiera quelque chose à boire.
Nalorgne sourit à cette idée, il ajouta :
— En même temps, on pourra bien le taper de deux places de théâtre.
Cependant, le père Coutureau, à peine endormi, fut obligé de se réveiller. On frappait à sa porte avec insistance. De son lit, sans bouger, il cria :
— Qui va là ? Que veut-on ? Il n’y a personne ?
Mais on insistait. Jurant, pestant contre les gêneurs, Coutureau, qui chancelait de sommeil, butant dans tous les meubles, alla ouvrir.
Nalorgne et Pérouzin, avec des airs solennels, pénétrèrent dans la première pièce.
Coutureau les vit, les reconnut :
— Ah, nom de Dieu, fit-il, la police !
Et son saisissement était si grand, son angoisse si visible, qu’il se laissa choir sur une chaise, tremblant de tout son corps.
— Nous ne venons pas pour l’affaire du vol.
— Ah ! fit le vieil habilleur, en étouffant un bâillement, puis il ajouta machinalement :
— Ma fille n’est pas là, c’est-y que vous l’auriez voulu voir pour l’autre affaire ?
— C’est pour l’autre affaire, en effet, que nous venions. Et peut-être, pourrez-vous nous renseigner ? Où se trouve votre fille ?
— Je ne sais pas, fit Coutureau. Elle est descendue faire une course, elle rentrera peut-être bientôt, peut-être plus tard, vous savez, avec les femmes on ne sait jamais. Faut vous dire, poursuivit-il en coupant sa déclaration de bâillements profonds, que ma petite est toute retournée depuis l’histoire du vol et l’assassinat de lady Beltham.
Nalorgne et Pérouzin se lancèrent un nouveau regard. Oh, évidemment, la conversation devenait intéressante pour eux, et désormais, ils imaginaient qu’ils allaient apprendre toutes sortes de choses sur lesquelles ils ne comptaient pas, s’ils parvenaient à faire bavarder adroitement le père Coutureau. L’affaire de lady Beltham commençait à être connue, les journaux en avaient parlé, mais on n’avait aucune précision sur le crime et il semblait fort étonnant à Nalorgne et à Pérouzin que l’assassinat de lady Beltham ait pu « retourner », comme le disait le père Coutureau, sa fille Rose.
— Vous savez donc quelque chose ? interrogea Pérouzin.
Et il fut très surpris lorsque le père Coutureau, d’un air mystérieux et grave, lui eut déclaré :
— C’est Fantômas qui a fait le coup et si j’avais pu m’en douter, j’aurais prévenu la police auparavant, car j’avais des indices.
— Des indices ? reprit Nalorgne. Lesquels, grands Dieux ?
— C’est-à-dire, poursuivit Coutureau, qui bâillait de plus en plus, que personnellement je n’en avais pas, mais ma fille était au courant de bien des choses, et ça se comprend, toute cette histoire-là, c’est encore des manigances à Fantômas.
Visiblement, le vieil habilleur faisait toutes sortes d’efforts pour parler clairement et s’exprimer avec netteté, mais cela lui était difficile, les vapeurs de l’ivresse et la fatigue qu’il éprouvait ne lui permettaient guère d’être précis. Nalorgne et Pérouzin, d’ailleurs, l’écoutaient sans grande attention. Ils étaient bien trop troublés pour cela. L’un et l’autre, toutefois, éprouvaient une grande satisfaction, se sentant très fiers de voir leur importance s’accroître soudain. Évidemment, le hasard venait de les mettre sur une piste fort intéressante. Mais il fallait jouer serré et ne pas agir en imbéciles, comme à l’ordinaire.
Et Nalorgne traduisait la pensée de Pérouzin, lorsque affectant un air cordial et sympathique, il dit au père Coutureau :
— Dites donc, vieux copain, c’est pas tout ça, on était venu dire à votre fille qu’elle en avait fini avec ces histoires de vol. Eh bien, m’est avis qu’il faut arroser cette bonne nouvelle !
— Sans doute, proféra le père Coutureau qui, se levant avec effort du siège sur lequel il était tombé, allait au buffet pour prendre une bouteille de vin.
Nalorgne et Pérouzin profitaient de cet instant pour s’entretenir à voix basse :
— C’est une affaire superbe, et nous allons faire une capture sensationnelle.
Pérouzin interrogeait :
— Vous êtes donc, comme moi, de l’avis qu’il faut le mettre en état d’arrestation ?
— Oui, poursuivit Nalorgne. Cet homme-là a des renseignements qui feront plaisir à Juve, mais nous ne pouvons pas le cuisiner ici, et il ne faut pas lui donner de soupçons. Emmenons-le boire dehors et, au fur et à mesure qu’il sera ivre, on le fera causer. Après quoi, on le conduira à la Sûreté.
— Bravo, s’écria Pérouzin, je n’aurais pas raisonné autrement. C’est une affaire superbe que nous allons traiter là.
Les deux hommes, après avoir affecté des mines farouches, reprirent des visages riants pour recevoir le père Coutureau qui rentrait dans la pièce.
Et le voyant venir avec une bouteille, les deux amis feignirent une extrême surprise.
— Non par exemple ! C’est vous qui régalez ?
— Bien sûr, déclara Coutureau.
Nalorgne et Pérouzin protestèrent :
— Mais non, mais non, nous ne pouvons pas accepter ou alors, ce sera à charge de revanche !
Déjà le vieil habilleur avait rempli les verres :
— Comme vous voudrez, fit-il.
On but une première bouteille, on en but encore une autre, et le père Coutureau, qui n’était pas avare, s’applaudissait de la décision prise par sa fille quelques heures auparavant, et qui avait eu pour résultat de garnir très copieusement sa cave.
Le plus dur toutefois était à faire, car il s’agissait de décider le père Coutureau à quitter son logis et à accompagner les agents de la Sûreté jusque chez les mastroquets les plus proches.
Au bout de quelques instants, il s’y décidait cependant :
— Si je fais des manières, messieurs, déclara-t-il, ce n’est point pour vous fausser compagnie, mais bien parce que je tombe de sommeil. Cela se comprend, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
Cependant qu’il allait quérir son chapeau, Pérouzin dit à l’oreille de Nalorgne.
— Vous voyez, il n’a pas fermé l’œil de la nuit ! C’est le remords qui le travaille. Sûrement qu’il a trempé dans l’affaire.
Tous trois descendirent l’escalier, gagnèrent la rue. On avisa un marchand de vin. Nalorgne paya la première tournée. Le père Coutureau toutefois, ne semblait guère se décider à parler. Il avait dit, assurait-il, tout ce qu’il savait sur cette affaire de la fameuse lady Beltham, dont il se foutait, au fond.
Nalorgne et Pérouzin déployaient des efforts d’intelligence extraordinaires pour obtenir de nouveaux renseignements. Comme ils approchaient du bas de la rue Clignancourt, ils virent un rassemblement. Coutureau, en bon badaud qu’il était, voulut s’en approcher, quant à Nalorgne et Pérouzin, ils savaient ce dont il s’agissait. La foule entourait une automobile qui stationnait le long du trottoir sous la garde d’un agent. Or, cette voiture, c’était la leur, et dès lors, l’idée leur vint qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que d’y faire monter le père Coutureau sous prétexte d’une promenade et de le conduire ensuite à la Sûreté.