Les deux agents ne tardèrent pas à convaincre leur invité de l’opportunité de cette promenade.
— Çà par exemple, fit le père Coutureau, ce n’est pas ordinaire ! Si jamais je m’étais douté que j’irais me promener aujourd’hui en automobile… J’aurais plutôt juré que j’allais roupiller toute la journée.
Pérouzin s’installa au volant. Nalorgne fit monter Coutureau à côté de lui, et s’installa lui-même sur le marchepied.
Par hasard, la voiture démarra sans difficulté, et Pérouzin, avec audace, allait s’engager dans les rues mouvementées du centre de Paris, mais Nalorgne, qui était la prudence même, lui recommanda :
— Prenez donc par les boulevards extérieurs, nous aurons moins de monde et l’on pourra faire de la vitesse.
Cette dernière phrase avait pour but d’épater le père Coutureau, car en réalité, il ne s’agissait nullement de faire de la vitesse, mais bien d’éviter l’éventualité d’une panne dans les quartiers encombrés où le prisonnier aurait pu s’échapper facilement.
Coutureau, d’ailleurs, ne se doutait pas le moins du monde qu’il était prisonnier. Il se laissait aller au charme de la promenade, et, béatement carré sur le siège avant, à côté de Pérouzin, il se laissait envahir par une douce somnolence que favorisait la caresse d’air frais qu’il recevait en plein visage, tandis que la voiture avançait.
On suivit le boulevard de la Chapelle, on passa au pied de Belleville, puis on gagna la place de la Nation, et dès lors, par les grandes avenues qui avoisinent la Bastille, les promeneurs gagnaient le boulevard Bourdon.
Tout cela, naturellement, ne s’était pas fait d’une traite, et l’on avait stationné à maintes reprises chez les marchands de vin.
Nalorgne et Pérouzin s’étaient pris à ce jeu dangereux et désormais, le moins ivre des trois, c’était peut-être le père Coutureau qui devait à ses qualités professionnelles de buveur un merveilleux entraînement.
On resta en panne boulevard Bourdon, vers six heures du soir, alors que la nuit tombait.
— C’est la magnéto, affirma péremptoirement Pérouzin, cependant que Nalorgne, non moins catégorique, déclarait :
— C’est le différentiel.
Il s’agissait de voir, peut-être même d’essayer de réparer. Toutefois, les deux inspecteurs de police se regardaient, navrés. Ils étaient descendus de la voiture, et tous deux songeaient au père Coutureau qu’il ne fallait pas laisser s’enfuir.
Or, sans doute, devant bien se douter de ce qui l’attendait, il profiterait des préoccupations mécaniques de Nalorgne et de Pérouzin pour se sauver et disparaître. Les inspecteurs regardèrent leur futur prisonnier.
Celui-ci ne semblait avoir aucune velléité de s’en aller. De plus en plus tassé, enfoncé dans la banquette rembourrée de l’automobile, il dormait.
Et soudain, une horloge voisine sonna six coups.
Comme s’il était mû par un ressort, le père Coutureau se dressa :
— Ah nom de Dieu, six plombes déjà ! fit-il. Faut que je me débine, j’ai juste le temps d’aller dîner et de monter au théâtre.
Et il bondit de la voiture, avec une certaine vivacité, trébuchant d’ailleurs pourtant, car il était ivre et très endormi.
Mais, à ce moment, Nalorgne et Pérouzin se précipitèrent sur lui. En l’espace d’une seconde ils lui passèrent les menottes, puis, d’une voix solennelle, déclarèrent en même temps :
— Au nom de la loi, je vous arrête !
— Hein ? qu’est-ce que vous chantez ? interrogea le père Coutureau qui demeurait abasourdi.
Mais Nalorgne et Pérouzin n’avaient pas le temps de répondre. À leur déclaration, venait de succéder une exclamation sardonique et railleuse. Un quatrième personnage qu’ils n’avaient point vu venir avait surgi soudain derrière eux. Cet homme avait crié d’une voix claironnante :
— Imbéciles ! Vous n’êtes que des idiots !
Boursouflés de leur importance, Nalorgne et Pérouzin se retournèrent. Ils virent devant eux un homme à la robuste silhouette, vêtu modestement d’un complet sombre, coiffé d’un chapeau melon. Il était rasé, son visage exprimait l’énergie et une flamme brillait dans ses prunelles.
Pérouzin, plus perspicace peut-être que Nalorgne, allait proférer un nom, mais le mystérieux nouveau venu mit un doigt sur ses lèvres, fit un geste. Pérouzin s’arrêta de parler, l’homme déclara :
— Oui, c’est moi ! Après ? Pourquoi cela vous étonne-t-il ? Je vois d’ailleurs, que vous êtes toujours aussi bêtes qu’auparavant. Quel est cet individu ? Pourquoi l’avez-vous arrêté ?
Nalorgne et Pérouzin tremblaient de tous leurs membres, car l’un et l’autre venaient de reconnaître, tant à sa silhouette qu’à sa voix, l’homme qu’ils redoutaient le plus au monde, ce en quoi ils n’avaient pas tort, car leur interlocuteur n’était autre que le Roi de l’Épouvante, le Maître de l’Effroi, Fantômas.
Comme des petits garçons surpris en faute, ils expliquaient :
— C’est le père Coutureau, l’habilleur du Théâtre Ornano, le père de cette Rose qui a volé la comtesse de Blangy. Nous le soupçonnons d’être coupable et d’avoir trempé dans le crime.
Ils s’arrêtèrent net, et Pérouzin reçut de Nalorgne un grand coup de poing dans la poitrine.
Parbleu, ils allaient en dire, une bêtise !
C’était de la folie, de l’innocence que d’aller avouer à Fantômas qu’ils arrêtaient un homme suspect de quelque complicité dans la mort tragique de lady Beltham, alors que selon toute apparence, le seul qui pouvait avoir osé porter la main sur la grande dame ne pouvait être que Fantômas lui-même.
Pérouzin comprit aussitôt ce que signifiait le coup de poing de Nalorgne :
— Eh bien, songeait-il, je viens de faire une belle gaffe, et cela va nous coûter cher.
Il osait à peine lever les yeux sur Fantômas.
Celui-ci, cependant, ne manifestait point sa colère. Il n’avait pas l’air autrement fâché de la déclaration des deux agents de la Sûreté, il paraissait plutôt surpris, étonné, perplexe.
Fantômas prit une décision rapide.
Un taxi-automobile passait. Il lui fit signe, l’arrêta : d’un geste, il désigna le père Coutureau, qui, les menottes aux mains, vraiment terrassé par le sommeil, s’était laissé choir sur le marchepied de l’automobile de la Sûreté et s’assoupissait à nouveau.
— Faites-le monter dans ce taxi, ordonnait le bandit aux deux inspecteurs.
Ceux-ci, sans comprendre, obéirent.
Lorsque le père Coutureau fut installé dans la voiture de place, Fantômas y monta, claqua la portière, puis, déclara à Nalorgne et Pérouzin abasourdis :
— Maintenant, vous autres, pas un mot sur cette histoire.
Puis, l’audacieux et terrible bandit jeta une adresse au mécanicien.
***
Cependant, le père Coutureau avait enfin pu dormir pendant une bonne demi-heure, cela, malgré les secousses et les cahots de la voiture.
Il avait seulement été arraché à sa somnolence au moment où on le fit descendre de voiture et, incapable de se rendre compte nettement de ce qui se passait, l’ivresse chez lui le disputant au sommeil, il avait été conduit dans une petite pièce à peine meublée, au rez-de-chaussée d’une petite maison dans laquelle on était entré après avoir traversé un jardin.
Or, voici qu’il se trouvait assis sur une chaise devant une table, en face de ce mystérieux inconnu qui l’avait séparé, boulevard Bourdon, de Nalorgne et Pérouzin.
Le père Coutureau ne comprenait pas facilement les choses, et d’ailleurs ne cherchait pas autrement à les comprendre. Il attendait généralement qu’on voulût bien les lui expliquer.