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Son interlocuteur, comme s’il devinait qu’il fallait faire les premières avances, déclara soudain :

— Père Coutureau, il s’agit maintenant de parler. Tu as devant toi Fantômas et Fantômas sait que tu es renseigné sur l’assassinat de lady Beltham.

Fantômas, comme pris d’une rage subite, se précipita sur le vieil habilleur, d’une main il le secoua, cependant que de l’autre il armait un revolver qu’il braqua sur le vieillard :

— Ah nom de nom ! cria celui-ci. C’est pas possible ! Où suis-je ?

— Dans une maison déserte, déclara Fantômas, éloignée de tous et de tout et dont les murs sont si épais que le bruit des appels, les supplications, les menaces, que le tapage des détonations ne peuvent en sortir. Allons parle ou je te mets à mort !

— Je n’ai rien à dire !

Fantômas, alors, se fâcha.

Il prit la main du vieil habilleur, et la tordit dans la sienne. Le père Coutureau poussa un hurlement.

— Grâce ! fit-il.

Puis, larmoyant, le père Coutureau reprit :

— Ce n’est pas une façon de me faire causer, moi. Je dirai ce que je sais si tu me traites autrement, comme tu me traitais avant, comme tu as déjà agi, puisque c’est toi, paraît-il, qui es Fantômas.

Le sinistre bandit parut troublé dans ses réflexions :

— Qu’ai-je donc fait pour toi ?

— Je meurs de soif, ma tête se trouble, donne-moi à boire !

Fantômas hésita une seconde. Il considérait le père Coutureau : c’était désormais une véritable loque que cet homme effondré, gisant à moitié inerte, incapable d’agir.

— Parle, explique-toi !

Il avait découvert, sur un buffet voisin, une bouteille d’alcool dont il versa au père Coutureau de larges rasades :

Le vieil habilleur avala goulûment la liqueur brûlante, puis commença :

— Tu sais bien et tu veux rire en m’obligeant à te rappeler ce qui s’est passé. Tu sais bien que c’est toi qui as fait évader ma fille.

— Évader ta fille ? répéta Fantômas, qui, incapable de maîtriser l’émotion bizarre qui semblait l’envahir, serrait de sa main nerveuse le poignet endolori du père Coutureau.

— Eh oui, poursuivit celui-ci, sauvé ma fille du Dépôt ! C’est même toi qui lui as appris à se déguiser en vieille femme.

— En vieille femme ? reprit Fantômas, dont le regard perçant s’efforçait de deviner la pensée intime du vieil ivrogne qui titubait de plus en plus, oscillant sur sa chaise, comme le balancier d’un métronome.

Des rougeurs subites montaient au visage de Coutureau, il avait des yeux vagues, des hoquets terribles, par moments il semblait suffoquer.

Dès qu’il s’interrompait de boire, tout son corps s’affaissait sur lui-même. L’ivrogne semblait redevenir alors une véritable chiffe et ne retrouver d’énergie qu’en buvant. Fantômas, qui s’en était rendu compte, lui versait sans cesse de l’alcool, l’obligeait à l’ingurgiter.

— Oui, continuait péniblement le père Coutureau, c’est de la blague que de m’interroger, puisque tu es Fantômas, l’homme tout vêtu de noir, l’homme à la cagoule. Tu dois savoir mieux que personne ce que tu as écrit l’autre jour chez moi, dans ma maison.

— Explique-toi ! hurlait Fantômas. Explique-toi mieux ! Que veux-tu dire ?

— Ah que je souffre ! répondait le père Coutureau, dont les mains se crispaient sur sa poitrine, comme s’il avait voulu en arracher un poids formidable.

Et, de fait, il suffoquait. Il avait d’effroyables tremblements. Une écume rose lui perlait à la commissure des lèvres, ses yeux étaient révulsés.

— Cet homme-là va mourir, pensait Fantômas, il est foudroyé par l’alcool.

Et, dès lors, perdant toute mesure, le sinistre bandit secoua le moribond :

— Parle ! hurla-t-il. Parle ! Que veux-tu dire lorsque tu prétends que j’ai écrit ?

— Écrit, oui, écrit, poursuivit Coutureau qui haletait. Ah que j’ai mal ! Tu as écrit la lettre. Avec du feu. Du feu qui me brûle. Non, c’est avec de l’encre… Ma fille l’a vue. Où est-elle ? Pourquoi est-elle partie avec Beaumôme ? Parbleu, elle a eu peur, peur de toi. Peur de la police qui l’accuse d’avoir tué, oui, tué lady Beltham. Mais je sais bien, moi, que c’est toi, Fantômas, crapule, brigand ! Merci tout de même de l’avoir sauvée. Que j’ai soif. Ça me brûle. À boire ! À boire ! Donne-moi encore à boire !

Fantômas, désormais, s’était reculé. Il regardait avec des yeux hagards la scène effroyable qui se déroulait : les membres du père Coutureau se tordaient, comme s’ils étaient crispés par le tétanos, ses yeux se révulsaient, ses lèvres écumaient, sa tête se renversait en arrière puis retombait en avant, lourdement sur sa poitrine. Il essaya de se lever, fit quelques pas en trébuchant.

— Où suis-je ? balbutia-t-il.

Ses gestes égarés heurtaient la bouteille d’alcool. Ses mains tremblantes s’en emparèrent, il en enfonça le goulot dans sa gorge et vida le poison à même dans son gosier. Puis, soudain, ses membres se raidirent, ses dents se refermèrent, brisant le goulot de la bouteille. Sa bouche pleine de verre et de sang devint une plaie affreuse. Soudain, en pleine crise alcoolique, terrassé par le poison, le père Coutureau tomba sur le sol, raide, immobile. Fantômas se rapprocha :

— Delirium tremens, dit-il. Il est mort. Il est mort avant que j’aie pu tout savoir. Mais sa mort ne sauve pas sa fille. Au contraire. À nous deux maintenant. Malheur à toi, Rose Coutureau…

21 – TALMA JUNIOR

— Eh bien voilà, j’aime mieux cela ! Quand on commence à prendre de l’âge, on a plaisir à se rendre compte que son avenir est assuré, que la fortune est faite, car c’est bien mon cas, je suis tranquille maintenant. Est-ce que je ne suis pas établi commerçant ? Sacré bon Dieu, commerçant, c’est tout de même quelque chose ! Ça compte dans le pays, et quand on répond « oui » à quelqu’un qui vient vous demander : « Monsieur est dans le commerce », ça produit toujours son petit effet. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire du pot de peinture ? Ah le voilà ! La question est de savoir s’il faut mettre un r ou deux au mot gruyère ?

L’individu qui monologuait ainsi était un personnage à la figure joviale, tout embroussaillée d’une barbe rousse hirsute. Il était coiffé d’un vieux chapeau mou, aux teintes défraîchies, et qui avait dû recevoir les coups de plusieurs orages auxquels avaient succédé de cuisants rayons de soleil.

Par dessus des vêtements modestes, il portait une grande blouse couverte de taches de peinture. Le personnage qui s’exprimait tout haut, bien qu’il fût seul, recula de quelques pas dans la rue, mettant entre lui et sa devanture la largeur du trottoir, pour s’assurer de l’effet que produisait son travail. Et cependant qu’il agitait son pinceau, il poursuivit :

— Il y a commerce et commerce, il s’agit de s’entendre ! Dans un pays civilisé, les gouvernements changent, la mode varie, et ce qui plaît aujourd’hui, nul n’y fait attention demain. Mais il y a une chose qui ne chôme jamais, c’est l’alimentation. Et la mode a beau se modifier, les générations se succéder les unes aux autres, on mange toujours à peu près de la même façon, et sans cesse les mêmes choses. C’est même bien épatant qu’on n’en soit pas fatigué. Décidément, j’étais né pour le commerce, et le commerce était fait pour moi, c’est une véritable vocation, et je suis bien heureux de m’en être aperçu. Tout serait parfait vraiment si j’étais renseigné sur l’orthographe de « gruyère ».

Le personnage s’arrêta de bavarder et regarda autour de lui, sans doute avec l’espoir de trouver quelqu’un à qui poser cette question embarrassante, à qui soumettre ce problème compliqué. Mais il n’y avait personne et l’homme demeurait perplexe.

L’orateur qui émettait ces pensées lapidaires, et les exprimait si noblement, n’était autre que le vieux chemineau Bouzille, qui, après avoir exercé toutes sortes de métiers et vécu dans les pays les plus variés les aventures les plus diverses, avait fini par s’établir commerçant.