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Oh certes, l’établissement de Bouzille n’était pas bien vieux ; cela remontait à trois jours. Un cordonnier installé dans une échoppe de la rue de la Liberté, à Belleville, avait subitement disparu, emportant tout son matériel, et le petit local était resté vide, disponible, sans que l’on sût quel en était le propriétaire. Bouzille, qui passait par là, avait avisé cette baraque, toute prête et, sans le moindre scrupule, s’en était emparé.

— Il sera toujours temps de m’en aller, pensait-il, si je ne m’entends pas avec le propriétaire de la cambuse.

Bouzille avait apporté là ce que ses pérégrinations à travers Paris lui avaient permis de récolter précisément.

Il avait été le matin même aux Halles, sur le carreau ; bénéficiant d’une occasion, l’inénarrable chemineau avait fait emplette de quelques mottes de beurre qui n’étaient en réalité que de la margarine, et aussi d’une superbe roue de fromage qui ressemblait, tout au moins de loin, à du gruyère.

Bouzille s’était dit qu’avec ces articles de première nécessité, il allait certainement faire une bonne affaire en les revendant au détail. Plein d’ingéniosité il était allé emprunter un pot de peinture à un marchand de couleurs voisin, puis s’était procuré des planches arrachées à une clôture des environs, et dès lors, il avait décidé d’écrire sur ces panneaux la raison sociale de sa maison de commerce, qu’il intitulait « Au vrai Gruyère ».

Il en était à la moitié du dernier mot, qu’il s’arrêtait, troublé, ne sachant toujours pas s’il fallait mettre un ou deux r.

Bouzille considérait désormais les alentours de son magasin. Celui-ci se trouvait rue de la Liberté à Belleville, et ce quartier, cette rue précisément, évoquaient en lui des souvenirs qui l’apitoyaient quelque peu.

Il voyait, non loin de là, un grand immeuble de six étages, construit en briques, et se dressant comme une tour au haut des terrains vagues qui surplombent Paris.

C’était là qu’autrefois avait habité une brave femme chargée d’enfants, mariée à un ouvrier terrassier du nom de Bernard. La tragédie avait éclaté bientôt. Bernard avait retrouvé à Paris, venue comme lui du fonds du Limousin, une de ses payses qui avait eu de la chance et qui à l’époque était richement entretenue par un fils de famille. Cette femme s’appelait alors Rita d’Anrémont.

Le drame était survenu brutalement. Trois êtres étaient morts au cours d’un mystérieux massacre : l’ouvrier maçon, le fils de famille et la demi-mondaine [32]. Bouzille se souvenait de ces histoires et ne pouvait s’empêcher de tressaillir en y pensant car, à ces aventures tragiques, était mêlé le nom du sinistre, de l’insaisissable bandit : Fantômas.

Bouzille, d’ailleurs, avait des souvenirs plus récents de ses relations avec le Maître de l’Effroi.

Tout récemment, encore, il avait eu une belle peur, lorsqu’il avait été mêlé aux incidents de l’autobus tragique, de l’intérieur duquel la bande de Fantômas avait mitraillé Paris.

Bouzille, ensuite, avait passé par de terribles inquiétudes. Il était entraîné dans la fuite éperdue des assassins, il s’était caché, sur l’ordre de Fantômas, au fond d’un tonneau que le bandit avait jeté à la Seine et dont il était parvenu à sortir, à moitié mort de froid, à moitié suffoqué.

Pendant plusieurs jours, il avait été terrifié à l’idée que, sans doute, on allait l’arrêter. Puis, l’émotion provoquée par le drame épouvantable s’était atténuée. Son attention, d’ailleurs, avait été détournée des aventures de l’autobus par le formidable et mystérieux vol de la Banque de France auquel Bouzille n’avait rien compris, mais dans lequel sa perspicacité naturelle lui disait que Fantômas avait trempé.

— Faut-il deux r à gruyère ?

Tel était le problème que se posait à nouveau Bouzille, qui, après ce retour sur autrefois, en revenait aux préoccupations immédiates. Précisément, un passant s’approchait. Bouzille l’interrogea :

— Pardon, monsieur, fit-il, vous seriez bien aimable de me dire comment ça s’écrit ce mot-là et s’il faut mettre une fois ou deux la lettre r ?

— Imbécile, il en faut trois !

Le personnage qui venait de répondre à Bouzille s’était arrêté et le regardait fixement.

Le vagabond jovial demeura quelques instants interdit par cette réplique inattendue, puis, soudain, il en loucha de saisissement, il lâcha son pinceau et s’écria :

— Ah par exemple, Fantômas !

Bouzille avait en effet devant lui le sinistre bandit qui n’avait même pas dissimulé les traits de son visage sous un déguisement.

Fantômas, toutefois, ne semblait guère de bonne humeur. Il était sombre, préoccupé, il avisa la boutique de Bouzille, il y pénétra. Le chemineau le suivit. Bouzille était inquiet, car il n’aimait guère les visites de ce genre, et, en outre, il se demandait quelle attitude il convenait d’avoir vis-à-vis du bandit.

Bouzille savait, en effet, la mort extraordinaire et mystérieuse de sa maîtresse, lady Beltham, et se demandait s’il convenait d’exprimer des condoléances à ce veuf étrange et redoutable, qui, peut-être bien, se trouvait être l’assassin de la malheureuse.

Fantômas toutefois, ne paraissait guère avoir envie de s’entretenir de ces choses avec Bouzille. Il furetait dans la boutique et, sans se gêner le moindrement, ayant avisé une corde, il s’en emparait, la mettait dans sa poche, puis d’une voix rude et autoritaire, il ordonna :

— Puisque te voilà, Bouzille, tu vas me rendre service. Il faut aller m’acheter d’urgence un couteau. Non pas un couperet. Quelque chose de tranchant comme, comme…

Machinalement, Bouzille lâcha, voulant avoir l’air de plaisanter :

— Comme le couteau de la guillotine ?

— Tu l’as dit, Bouzille, c’est cela.

Bouzille se gratta le front.

— C’est que… commença-t-il.

Mais Fantômas lui fit signe de se retourner :

Bouzille obéit. Une brave ménagère s’était arrêtée devant sa boutique, dont la façade sur la rue avait à peu près une largeur d’un mètre cinquante.

Avec une certaine méfiance, elle examinait les produits que Bouzille offrait à sa clientèle.

Le commerçant se fit aimable, il s’avança vers elle et, souriant, lui demanda :

— Qu’est-ce qu’il vous faut, ma petite dame ?

La ménagère hésita, puis répondit :

— Donnez-moi donc quatre sous de gruyère.

— Quatre sous de gruyère, cria triomphalement Bouzille, boum, voilà !

Il tira un couteau de sa poche et tailla dans le grand fromage un morceau épais. La ménagère l’interrogeait :

— Vous ne pesez donc pas ? Où sont vos balances ?

— Oh, fit Bouzille, nous avons supprimé tout cela ! Les balances, ça n’est jamais exact, on peut faire des erreurs, tandis qu’en calculant la quantité à vue de nez, on est sûr de ne pas se tromper.

Ce raisonnement ne parut par convaincre la ménagère. Elle prit le morceau de fromage, le tourna et le retourna dans ses doigts. Elle eut une moue de dépit :

— C’est pas bien beau, dit-elle, et il n’y a que des trous. On dirait que votre gruyère a été mangé par les rats ?

— Eh, fit Bouzille, qui s’efforçait de plaisanter, les rats dans le fromage, ça ne serait pas à dédaigner… Quant à y avoir des trous, dans mon gruyère, c’est bien évident, c’est même forcé. C’est la marque de fabrique.

— Je veux bien vous payer ce morceau-là deux sous… pas plus.

— Mettez-en trois, fit Bouzille conciliant.