Mais la brave femme était décidée. Elle avait sorti de sa poche une pièce de dix centimes, elle la tendait au commerçant :
— À prendre ou à laisser, dit-elle.
Bouzille haussa les épaules et lui dit :
— Prenez, prenez, je ne suis pas regardant et je veux me faire de la clientèle.
Quelques instants après, la pratique s’étant éloignée, Bouzille, un peu penaud, expliquait à Fantômas qui, malgré son air sombre et préoccupé avait daigné sourire de l’incident et s’y intéresser :
— Parbleu, je le sais bien pourquoi il y a des trous dans le gruyère, c’est moi qui les fais. Dame, je ne suis pas riche, et comme j’ai toujours un appétit féroce, que diable, à défaut de clientèle, je me sers moi-même et je mange mon fonds. Vous allez voir quand les affaires marcheront mieux.
— Tais-toi, interrompit Fantômas, qui, reprenant un air sévère, interrogea :
— Où vas-tu te procurer ce couperet ?
Bouzille réfléchissait :
— Je ne vois guère, fit-il, qu’un boucher qui pourrait me vendre un accessoire pareil.
Fantômas, répliqua en tendant une pièce d’or à Bouzille :
— Voilà dix francs, je te donne cinq minutes pour aller m’acheter ce dont j’ai besoin. La monnaie sera pour toi.
Au bout du temps fixé, Bouzille revint.
Il tenait à la main un robuste et large hachoir de forme triangulaire, qui, comme il avait dit, ressemblait assez exactement au couperet de la guillotine. Il le tendit à Fantômas :
— Je l’ai payé cher, fit-il, et j’y perds.
Mais le bandit, plus sombre encore qu’auparavant, saisit l’objet redoutable et intima à Bouzille l’ordre de se taire.
Fantômas se disposait à partir.
Bouzille, incapable de dominer sa curiosité, l’interrogea :
— Alors, vous avez besoin de ce truc-là ?
— Probablement, répondit le farouche bandit, et j’aime autant te dire que si jamais on t’en parle, tu tâcheras d’oublier que c’est toi qui l’as fourni.
— Diable, pensait Bouzille, quelle sale affaire va-t-il encore me mettre sur les bras ?
Il insista :
— Que voulez-vous donc en faire ? Je parie que c’est encore une combine à la manque que vous méditez. Pourvu que ce ne soit pas un truc dans le genre de l’autobus ! À ce propos-là, vous n’avez pas été gentil de me fiche à l’eau.
Fantômas était déjà sur le pas de la porte. Il revint pour dire à Bouzille :
— Estime-toi bien heureux d’en avoir été quitte à si bon compte, et que cela t’apprenne à ne pas te mêler de ce qui ne te regarde pas.
Fantômas s’éloigna rapidement, et Bouzille, cependant qu’il reprenait son pinceau pour achever le mot « gruyère » en y mettant les trois r comme lui avait recommandé Fantômas, se disait tout soucieux :
— Que prépare-t-il donc encore ?
***
Le café du Triangle, boulevard Rochechouart, est le café où se réunissent les comédiens du quartier, et particulièrement les artistes du Théâtre Ornano.
C’est un petit établissement tranquille et bien géré. Les tables de marbre sont larges, les banquettes de cuir rouge confortables, les consommations abondantes et peu chères.
Les habitués ont leur place réservée au fond, dans le coin à droite. C’est là, au milieu des manilles et des apéritifs, que les comédiens du Théâtre Ornano discutent des événements quotidiens, et s’occupent aussi de leur rôle et de tout ce qui concerne le théâtre.
Un des personnages les plus assidus et les plus importants parmi ceux qui fréquentent le café du Triangle n’est autre que M. Rigou, que les mauvaises langues, et particulièrement les garçons de café, surnomment M. Grigou, car il a la réputation d’être peu généreux en matière de pourboire.
C’est un homme d’une cinquantaine d’années environ, qui exerce au Théâtre Ornano des occupations nombreuses et variées : contrôleur en chef, souffleur, il fait à l’occasion la doublure des petits rôles ; il s’occupe également de la partie administrative, il embauche et renvoie les artistes, sans avoir à prendre l’avis du patron.
Le directeur est, en effet, un homme que l’on voit rarement, car il possède dans Paris une demi-douzaine d’établissements comme le Théâtre Ornano, si bien qu’à force d’être partout à la fois, il finit par ne se trouver nulle part.
M. Rigou est un ami personnel du père Coutureau, avec lequel il fait du théâtre depuis près de vingt-cinq ans, mais il a une situation meilleure que celle du vieux régisseur-habilleur auquel on reproche de s’enivrer trop souvent.
Ce soir-là, il était environ cinq heures, M. Rigou pérorait au milieu des artistes de la troupe.
Il y avait quelques nouveaux venus et des comédiens sans engagement étaient installés à la table, vis-à-vis, dans l’espoir de recueillir un rôle quelconque. Car on savait que le spectacle changeait et que, depuis trois ou quatre jours, les complications de la nouvelle pièce nécessitaient des doublures et la création de nouveaux emplois.
M. Rigou, qui, pendant trois quarts d’heure, avait parlé seul de ses souvenirs de théâtre, se taisait désormais pour écouter avec condescendance, et intérêt aussi, les plaisanteries d’un vieux comédien, arrivé de province, disait-il, depuis huit jours, mais qui avait dû fréquenter pas mal le Théâtre Ornano depuis son retour à Paris, car il semblait fort au courant de tout ce qui s’y passait.
Le nouveau venu s’était attiré la sympathie de M. Rigou en lui exprimant sa respectueuse admiration.
C’était un bonhomme aux allures assez vagues, fort sordidement vêtu. Il avait une abondante chevelure blanche et une barbe longue, mal faite, qui, certes, n’avait pas été rasée depuis une quinzaine de jours.
C’était assurément un comédien véritable. Il devait tellement aimer son art qu’il restait maquillé du matin au soir. Sur son visage, en effet, on voyait des traces de bleu, de blanc et même un peu de rose, ce qui donnait à cette face de vieil homme fatigué une allure surprenante.
La conversation, généralisée d’abord, s’était peu à peu orientée sur le Théâtre Ornano ; car, d’une façon courante, les gens ne parlent avec intérêt et abondance que des choses qui les concernent. On avait passé au crible de la médisance ceux des camarades qui, pour une raison ou une autre, avaient la malchance de n’être point présents.
Une vieille coquette qui jouait les duègnes au Théâtre Ornano, Mme Marinette, après avoir lancé de provocantes œillades au nouveau venu, s’amusait, en minaudant, à faire quelques imitations de la jeune première.
Elle y remportait un grand succès. Mais celui-ci fut éclipsé et complètement oublié, lorsque le vieux comédien maquillé, s’avisa d’imiter à son tour le célèbre Dick dans le rôle qu’il interprétait depuis quelques jours.
C’était fait à la perfection. On s’esclaffa autour de lui. M. Rigou, enthousiasmé, lui prit les deux mains, les serra chaleureusement dans les siennes, et déclara :
— Ah mon cher ami, c’est vraiment superbe, je veux absolument que tu sois des nôtres !
Tout d’abord, le vieux comédien protesta, secoua négativement la tête, mais M. Rigou lui déclarait :
— Un talent comme le tien doit se produire à Paris. Comment t’appelles-tu ?
Ce fut un murmure d’admiration, lorsque l’artiste eut dit son nom. Comme le grand ancêtre, il s’appelait Talma [33]. Toutefois, pour s’en distinguer, il faisait suivre ce nom glorieux du qualificatif « Junior » qui s’accordait d’ailleurs assez mal avec sa silhouette.
— Talma, Talma, répétait M. Rigou de plus en plus enthousiasmé, même quand ce n’est que « Talma Junior », c’est superbe ! Je vois cela sur les affiches. On mettrait simplement J. Talma. C’est cela qui en ferait, un effet !