Tandis que Rose s’exprimait ainsi quelqu’un s’approchait du régisseur général.
— Pardon, monsieur ?
M. Rigou se retourna tout d’une pièce. Un vieil homme à l’allure minable, s’adressait à lui en hésitant. M. Rigou haussa les épaules, tourna les talons, et répondit, furieux :
— Il s’agit bien de vous ! Est-ce que tu crois, par hasard, que j’ai le temps de m’occuper de ça ? Quand je pense que mon premier rôle n’est toujours pas arrivé et que le troisième acte devrait être commencé depuis plus d’une demi-heure, j’ai autre chose à faire que de distribuer la figuration !
M. Rigou avait bien la mentalité des gens de théâtre, qui sont, à certains moments, très aimables, font des offres mirifiques et, tout à coup, sans raison, ont de grands airs affairés et semblent ignorer les gens qu’ils tutoyaient et appelaient leur cher ami deux minutes auparavant.
L’interrupteur que M. Rigou venait de rabrouer ne se tint pas pour battu cependant. Il se rapprocha du régisseur général :
— Je sais le rôle, déclara-t-il, tu n’as qu’à me le donner et je m’en vais le jouer !
M. Rigou regarda alors avec une certaine complaisance le mystérieux personnage aux allures de vieux comédien qui, ce jour même, à l’heure de l’apéritif, avait rencontré, au Café du Triangle, le régisseur général du Théâtre Ornano, dont il avait conquis la sympathie en faisant de très bonnes imitations des grands acteurs.
C’était ce cabot qui avait prétendu s’appeler, à l’instar du grand ancêtre, tout simplement : Talma, mais Talma Junior.
— Tu as déjà vu jouer la pièce et tu connais le rôle de Dick ?
— Parfaitement !
— Rose Coutureau, et vous autres, les artistes de la scène du début, arrivez ici !
On s’empressa sur le plateau.
— Commencez à voix basse, dit-il, et voyez si le camarade peut tenir le rôle. Je lui enverrai les répliques, pour l’aider.
On commençait une première scène et, en l’espace de quelques instants, M. Rigou fut transfiguré :
— Mais c’est épatant ! cria-t-il. Mon cher Talma, tu connais le rôle aussi bien que Dick lui-même. Pourras-tu continuer comme ça jusqu’au bout ?
— Jusqu’au bout, je n’ai pas peur.
— Risquons le paquet ! dit M. Rigou.
Et aussitôt, se précipitant vers Beaumôme, il lui cria :
— Frappe les trois coups, mon vieux, et allons-y, au rideau !
Avec trente-cinq minutes de retard, le spectacle reprit, la dernière recommandation de M. Rigou avait été :
— Enchaînez vivement vos répliques, mes enfants, pour que nous puissions finir à l’heure.
Et les artistes, stimulés à l’idée qu’ils pourraient très probablement terminer à temps pour prendre leur métro, interprétaient leurs rôles respectifs avec entrain, ce qui donnait à la pièce une saveur toute nouvelle et du meilleur aloi.
Ce fut un long cri de surprise, des murmures étonnés dans la salle lorsque l’on vit apparaître le bourreau Sanson. Les habitués, en effet, connaissaient l’interprète du rôle : le jeune et beau comédien Dick, la coqueluche de toutes les femmes et l’artiste que les hommes n’osaient pas critiquer, tant il était notoirement adroit et remarquable.
Or, voici qu’un vieillard, ou tout comme, le remplaçait et instinctivement la foule se disposait à faire un mauvais accueil au comédien qui avait eu l’audace de se substituer à Dick, sans que l’on ait fait au préalable une annonce, sans qu’il se soit excusé de prendre une si grande liberté. Certes, la salle était mal disposée à l’égard du nouveau. On murmurait bien des : « Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? Non mais, il en a du culot de vouloir remplacer Dick ! » et quelques pelures d’oranges vinrent même s’abattre sur la scène mais celui qui s’était donné pour Talma Junior plongea sur la foule son regard énergique cependant qu’avec netteté il débitait son rôle.
C’était quelqu’un que cet artiste et assurément s’il ne jouait pas de la même façon que Dick, il avait sa manière à lui de camper le personnage du bourreau, qu’il faisait terrible et redoutable rien que par les gestes et le ton.
M. Rigou, installé dans la boîte du souffleur et qui, tout en suivant attentivement le manuscrit, n’avait pas vu commencer le spectacle sans une certaine appréhension, se rassurait.
Lorsque le troisième acte fut terminé, une salve d’applaudissements consacra le succès définitif du comédien qui avait remplacé le beau Dick au pied levé.
Il fallut que Talma revienne saluer, et il le fit avec une humilité courtoise, une véritable aménité, s’inclinant jusqu’à terre, cependant que son regard perçant semblait fouiller dans le trou noir que, à ses yeux, représentait la salle.
Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz n’avaient pas hésité à consacrer la gloire du comédien :
— Il est épatant, ce mec-là ! avaient-ils déclaré.
Et Adèle, oubliant soudain qu’elle venait de conclure une alliance quasi matrimoniale avec les deux amis, ajoutait, enthousiasmée :
— Tout vieux qu’il est, s’il voulait, ça ne lui coûterait pas cher !
Pendant l’entracte, on félicita le comédien sur le plateau.
— Tu as été sublime, déclarait le régisseur général avec conviction.
Mais Talma se déroba aux ovations et demanda à se reposer seul, à demeurer dans un angle obscur, pendant les quelques instants de loisir dont il bénéficiait. M. Rigou lui avait apporté le manuscrit, Talma junior repassait attentivement le texte de l’acte suivant.
Assurément, l’homme était grimé merveilleusement, doublement même. Non seulement il s’était fait la tête du bourreau de la Révolution, une tête un peu fantaisiste sans doute, mais encore sa silhouette de vieux comédien n’était que le plus audacieux des maquillages, que la plus formelle des contrefaçons. Car, en réalité, et c’était là une chose que tout le monde ignorait, c’était encore Fantômas qui se dissimulait sous ce nouveau déguisement.
Pourquoi l’homme terrible était-il là ?
Pourquoi assumait-il la dangereuse responsabilité d’interpréter le rôle d’un artiste aussi en vue que l’était Dick ? Et pourquoi, enfin, se trouvait-il que, par suite d’un hasard extraordinaire, ce dernier manquait précisément le jour où Fantômas réussissait à se faire embaucher au Théâtre Ornano comme pour le remplacer au pied levé ? Mystérieuse coïncidence ou bien résolution étudiée du Maître de l’Effroi ?
Cependant, le spectacle continuait et le succès du vieux comédien s’affirmait.
La pièce était tragique au possible, très mouvementée aussi. Il y avait notamment, au cours de ce spectacle sensationnel, deux clous destinés à provoquer l’admiration des spectateurs et aussi à les faire frissonner :
Le premier qui avait lieu à la fin du quatrième acte, était une scène qui se passait au cours d’une assemblée populaire ; certains personnages y injuriaient le bourreau, lui reprochant d’exercer un métier aussi affreux. Et Sanson, grandiloquent et superbe, leur répondait victorieusement en faisant l’apologie de sa profession et en exaltant le bras qui servait la noble cause du Devoir et de la Nation ! Fantômas, dans le rôle du bourreau, était vraiment superbe, et lorsqu’il eut déclaré avec emphase :
— Je suis le bras vengeur de la Nation. C’est moi le grand jardinier rouge, dont la tâche sublime est de purger la France de toutes les mauvaises herbes gui empêchent la Liberté, l’Égalité, la Fraternité de régner sur le pays, ce fut une salve frénétique d’applaudissements.
Fantômas, acteur merveilleux, continuait de sa voix cinglante et terrible :
— Aristocrates infâmes, bourgeois poltrons et prêtres sournois, je les égalise tous. Pour en débarrasser le peuple, je les nivelle au ras des épaules.