— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Dick. Encore qu’il soit pénible pour moi de m’humilier et de vous répéter ce que j’aurais dû vous taire, j’ouvre mon cœur et je l’étale sans pudeur à vos pieds : je suis folle de vous Dick, je vous aime, venez, partons, sans attendre un instant ! Aussi bien, n’ai-je point l’habitude d’être contrariée et enfin, s’il faut tout vous dire, votre attitude même, vos réticences, le désir que vous éprouvez de remettre à plus tard l’union de nos deux âmes, tout cela m’inquiète et me fait peur. Qu’y a-t-il donc de si terrible dans votre existence ? Pourquoi ne voulez-vous pas de moi tout de suite ? Quel homme êtes-vous donc ?
— Je ne peux pas vous répondre, Sarah. Sur tout ce que j’ai de plus sacré au monde, croyez que cela m’est impossible. Accordez-moi un délai, quelques mois, quelques semaines peut-être, seulement ; ayez confiance ; je vous demande simplement de rester.
— Et moi, hurla Sarah frémissante, je vous demande de partir, et de partir tout de suite !
Les deux êtres se considérèrent tragiquement et leurs regards pleins d’amour semblaient en même temps chargés de menaces, de défi.
Sarah déclara :
— Voici mes dernières paroles : c’est à prendre ou à laisser.
Le silence se prolongea encore quelques instants. La voix nette et cassante de Sarah retentit encore :
— Partons de suite, ou quittons-nous pour toujours.
— Grâce ! supplia Dick.
Mais Sarah comprit que l’acteur ne voulait pas lui obéir. Pour dissimuler son émotion, elle tourna brusquement les talons et disparut dans la pièce voisine :
— Adieu !
Puis, d’un double tour, elle ferma la porte.
Dick, plongé dans la stupeur la plus profonde, demeura au milieu de la pièce, lorsqu’il se retourna brusquement, ayant entendu marcher.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il.
Un domestique était là. Le nouveau maître d’hôtel engagé le matin même pour le service particulier de Sarah.
— J’avais cru que monsieur avait sonné, j’avais compris que monsieur avait fini de s’entretenir avec mademoiselle et je lui apportais son pardessus.
Machinalement l’acteur prit son vêtement :
— Ce drôle, pensa-t-il, nous a entendus.
Mais il dédaignait de questionner ce serviteur et s’en alla sans même lui jeter un coup d’œil.
Dick était bien trop ému, en effet, pour prêter la moindre attention au personnel du Lac-Palace et, sans doute, c’était un tort, car s’il avait regardé avec attention le serviteur qui venait de lui tendre son pardessus, peut-être aurait-il remarqué que le regard de cet homme avait quelque chose de farouche, d’étrange et de mystérieux, quelque chose aussi qui rappelait extraordinairement le regard du tragique comédien qui la veille au soir, avait audacieusement assassiné l’infortunée Rose Coutureau.
Dick était, en effet, à cent lieues de soupçonner que l’homme qui venait de l’inviter délicatement à partir n’était autre que Fantômas.
Le sinistre bandit, décidément, le Maître de l’Effroi, le génie du crime, l’homme aux cent visages, se trouvait sans cesse partout où il avait besoin d’être, et chaque fois qu’on ne l’attendait pas. À peine Fantômas avait-il vu s’éloigner l’acteur que son visage, adroitement maquillé, prit une expression de hideuse satisfaction. Le sinistre bandit, furetant dans le salon comme pour se donner une contenance, allait jusqu’à la porte de la pièce dans laquelle s’était enfermée Sarah. Il écouta :
— Elle pleure, murmura-t-il, elle sanglote, c’est donc qu’elle l’aime. C’est donc qu’elle doit périr.
Et il essaya de tourner le bouton de la porte. Mais un cri de dépit s’esquissait sur ses lèvres :
— Malédiction, elle est enfermée à double tour, et comme je ne veux point de scandale, il va falloir attendre.
Une lueur féroce illuminait ses yeux, cependant qu’il poursuivait à mi-voix :
— Elle n’y perdra rien pour cela.
Dick était sorti précipitamment de l’hôtel. Il ne remarqua point un mendiant qui lui tendait la main. Le jeune acteur était trop préoccupé de son propre chagrin, de ses douleurs personnelles, pour s’émouvoir de la souffrance des autres.
Le mendiant paraissait bien digne de pitié, pourtant. Il était tout courbé sur une canne qui paraissait indispensable pour le soutenir, car il boitait effroyablement. La jambe gauche, repliée, était supportée par une béquille. Quelque pauvre hère, sans doute, victime d’un accident et condamné depuis lors à l’inaction, à la mendicité.
Cet impotent, toutefois, semblait bien impatient, car sitôt Dick sorti de l’hôtel, il n’attendit pas le passage d’un autre client moins distrait et plus généreux et déguerpit aussi vite que le lui permettait son infirmité, laquelle, d’ailleurs, semblait le gêner de moins en moins au fur et à mesure qu’il s’écartait de la façade de l’hôtel.
Soudain l’homme murmura ces étranges paroles :
— Maintenant que je sais qu’ils étaient là tous les trois. Il ne me reste plus qu’à tirer l’affaire au clair et à déterminer ceux auxquels il importe de mettre la main au collet.
L’infirme, soudain, venait de rencontrer un cuisinier de l’hôtel qu’il aborda familièrement. Ce cuisinier, d’ailleurs, l’interrogeait en ces termes :
— Eh bien, patron, mes renseignements étaient-ils bons ?
Le mendiant infirme répondit :
— Excellents, mon cher Michel. Nous allons certainement aboutir à quelque chose, et avant ce soir.
L’homme qui venait de s’exprimer ainsi, qui s’était adressé à Michel, inspecteur de la Sûreté déguisé en garçon de cuisine, n’était autre que Juve, le célèbre et subtil policier. Par suite de quelles circonstances Juve se trouvait-il donc là ?
Deux heures auparavant, le policier était à la gare du Nord et se disposait à prendre le train pour Enghien. Fandor était venu l’accompagner. Juve avait dit au journaliste :
— Voilà pas mal de temps déjà que je suis sur la piste de cette charmante Américaine, qui me fait l’effet d’être très mystérieuse et d’avoir dans ses relations des gens qui, de près ou de loin, doivent être affiliés à la bande de Fantômas. Elle était indirectement mêlée à l’affaire des billets de banque volés. Je l’ai retrouvée dans le Cercle de la rue Fortuny. Elle a disparu soudain de Paris pour aller s’installer à Enghien, elle est intime avec l’acteur Dick, lequel acteur, précisément, a été remplacé hier soir dans son rôle au Théâtre Ornano par un effroyable assassin qui n’est autre, j’en suis sûr, que Fantômas. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Il faut que je le sache. C’est pourquoi je me rends à Enghien où je sais, par mes rapports, que l’acteur Dick doit venir voir son amie Sarah. Viens-tu avec moi, Fandor ? tu pourrais m’être de quelque utilité…
Le journaliste, toutefois, avait rougi imperceptiblement, il avait décliné l’offre de Juve.
— Écoutez, mon bon ami, fit-il, si vous n’avez pas un besoin pressant de moi, aujourd’hui, laissez-moi donc. J’attends quelqu’un que je ne voudrais pas manquer, sauf dans un cas extraordinaire.
Juve aux paroles de Fandor avait souri :
— Parbleu, je le savais bien. Ah jeunesse ! Quand l’amour vous tient ! C’est ton Hélène que tu attends, canaille ! Eh bien soit, reste avec elle, passe une bonne journée, dites-vous vos projets, échangez des propos tendres, et demain, ne manque pas de venir chez moi, nous aurons à causer.
Heureux comme un enfant à qui on permet de faire l’école buissonnière, Fandor serra chaleureusement les mains de Juve qu’il quitta pour courir au rendez-vous de celle qu’il aimait, depuis si longtemps et avec tant d’ardeur.