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Cependant, Œil-de-Bœuf, qui rentrait à ce moment dans le cabaret du père Korn, avec une figure chavirée, répétait, allant de table en table :

— Faut cavaler illico, c’est pas les mœurs qui sont dans la rue, c’est les vaches de la Préfecture, des gars tout ce qu’il y a de costauds, et ils sont en nombre.

Le Bedeau cependant, demeurait obstinément rivé à sa table et paraissait ne pas vouloir bouger.

— Y a pas lieu d’avoir le trac, grognait-il.

Mais Bec-de-Gaz intervint :

— Et si des fois on est fait, qu’est-ce qu’on leur expliquera, par rapport au pèze qu’on a dans les profondes ?

Le Bedeau parut s’émouvoir de cette question.

— Tout de même, cria-t-il, c’est pas ordinaire ! Juste un jour qu’on a du blé, faut qu’il y ait des salauds qui viennent pour vous le chauffer.

Et il prêta l’oreille. Comme lui, tout le monde se tut dans le cabaret du père Korn.

Le sinistre établissement était bondé ce soir-là d’apaches et de pierreuses qui faisaient une ripaille monstre.

On avait commandé au père Korn tout ce qu’il possédait comme vins de luxe et comme plats chers. L’or sonnait dans toutes les poches. Il était bien évident, une fois n’est pas coutume, que la clientèle du cabaret était, comme le disait pittoresquement Œil-de-Bœuf, « dorée sur tranches » ce soir-là.

Cependant, Adèle était allée regarder par la porte entrebâillée. On percevait nettement une rumeur confuse, des éclats de voix, et le bruit de pas pesants qui montait dans la rue de la Charbonnière.

Le Bedeau, enfin, s était décidé à quitter sa table. Il vint voir, il passa ses robustes épaules par la porte ouverte, puis rentra précipitamment dans l’intérieur du cabaret, et déclara enfin :

— Pas d’erreur, c’est eux !

Il serra les poings, grommela avec rage :

— Qui c’est qui nous a mouchardés ?

Et instinctivement, son regard se fixa sur le père Korn, qu’il soupçonnait fort capable d’avoir renseigné la police sur les sommes d’argent dont disposait depuis une heure environ la bande dont il faisait partie.

Le Bedeau avait une furieuse envie d’étrangler, sur-le-champ, le gros tenancier du cabaret.

Mais il raisonna une seconde, et se convainquait que le père Korn ne pouvait pas être coupable, car il n’avait pas quitté son établissement depuis neuf heures du soir et il était tout près de minuit.

Bec-de-Gaz s’était rapproché du Bedeau et, soudain, les deux hommes, qui se regardaient sombrement, avaient la même pensée.

— Si c’était lui ? suggéra le Bedeau.

Bec-de-Gaz hocha la tête, déclara :

— C’est ce que j’étais précisément en train de me dire, car il y a quelque chose qui me chiffonne, c’est la facilité avec laquelle il a raqué. C’est pas dans ses habitudes de donner si facilement du pèze à ses aminches.

— En effet, reconnut le Bedeau, qui soudain ajoutait :

— Va s’agir de se débiner d’ici.

***

Une scène étrange avait eu lieu quelques heures auparavant, dans les environs de la rue de la Charbonnière.

Quelques hommes, qui devisaient sur le trottoir, et n’étaient autres que le trio composé du Bedeau, de Bec-de-Gaz et d’Œil-de-Bœuf, avaient aperçu, se glissant le long des murs et pénétrant dans une maison voisine, une femme qu’ils reconnaissaient pour être Adèle.

Celle-ci les ayant aperçus, leur fit un signe et les trois hommes s’engagèrent derrière elle dans un vieil immeuble aux couloirs étroits, aux escaliers obscurs.

Adèle, mystérieusement, leur dit :

— Vous m’avez recommandé de le surveiller et de savoir quand il viendrait chez lui. Eh bien, c’est le moment d’aller le taper, car il est là.

Les hommes hochèrent la tête, puis, précédèrent la pierreuse, montèrent au cinquième étage et frappèrent à une porte solidement construite qui devait être fort bien verrouillée.

Ils attendirent quelques instants, puis on entendit un bruit de clefs et de cadenas, de serrures. La porte s’ouvrit et, devant les apaches interdits, se dressa une silhouette bien connue, la silhouette de Fantômas, drapé dans son grand manteau noir, et le visage dissimulé sous la cagoule.

C’était là, en effet, l’un des domiciles du célèbre bandit. Piètre retraite en vérité que cette mansarde, dans laquelle se trouvait uniquement un lit de sangle et une table de toilette. Elle aurait eu nettement l’aspect d’une cellule de moine, n’eussent été certaines armes pendues au mur, et aussi les grandes malles déposées sur le sol et dont la plupart, ouvertes, avaient autour d’elles des objets de toutes sortes.

Fantômas, ce soir-là, éparpillait sur une table des liasses de papiers : titres et billets de banque, qu’il tirait d’une des malles.

Le Bedeau, aussitôt, avait avisé ces trésors et il grommela en manière d’entrée en matière :

— Faut croire que nous avons du flair, on s’est amené au bon moment.

Fantômas ne prononçait pas une parole, mais il avait des gestes qui, tout en stupéfiant ses amis, ne laissaient de leur faire grand plaisir.

Il puisa à pleines mains dans cette malle ouverte et il en retira non seulement des billets, mais encore des lingots d’or, des rouleaux de pièces d’argent, et il les donna aux uns et aux autres, sans compter, sans regarder, avec une générosité stupéfiante.

Le Bedeau, Bec-de-Gaz, ne comptaient pas non plus. Ils se contentaient de remplir leurs poches en proférant des remerciements :

Quant à Œil-de-Bœuf et à Adèle, ils étaient, eux aussi, rémunérés et semblaient fort surpris de recevoir autant d’argent, alors qu’ils n’avaient pas fait grand-chose pour le mériter.

Ils le prenaient néanmoins, car ce sont là des choses que l’on ne refuse jamais.

Ce qui les étonnait toutefois, c’était l’attitude mystérieuse et énigmatique de Fantômas à leur égard. Le maître ne prononçait pas une parole. Au lieu d’avoir les gestes brutaux et de manifester son autorité par quelques-uns de ces aphorismes énergiques dont il avait le secret, il avait des manières douces, et cauteleuses, et il semblait plutôt le dévoué serviteur de ses compagnons que le chef, le maître incontesté qu’il était.

Lorsque ceux-ci furent bourrés d’or et d’argent, Fantômas, toujours silencieux, les poussa doucement dehors, les obligea à quitter le petit local dans lequel il avait fait son repaire.

Au moment où le quatuor se trouvait dans le couloir, Fantômas se contenta de leur recommander le silence en mettant son doigt sur ses lèvres, puis il referma la porte et se verrouilla à nouveau à l’intérieur de son logement.

— Comment qu’il a été doux comme un agneau, grommela le Bedeau, une fois redescendu dans la rue.

Quant à Bec-de-Gaz, il se frottait les mains :

— Voilà ce que c’est, disait-il, que de montrer de l’énergie et de faire voir qu’on est un peu là.

Œil-de-Bœuf, auquel Fantômas ne devait pas grand-chose, était plus enthousiaste.

— On l’a dressé, disait-il, et maintenant nib de turbin quand il n’aura pas raqué d’avance. Décidément, quand on sait la manière de prendre Fantômas, on le fait marcher comme on veut !

Les apaches n’avaient eu que quelques pas à faire pour se rendre au cabaret du père Korn, dont ils comptaient épuiser toutes les félicités, même les plus onéreuses. Ils étaient riches ce soir-là, et pour quelque temps, on allait en profiter, il fallait commencer par faire une bombe carabinée.

On s’était donc installé dans l’assommoir, et on avait commandé les choses les plus agréables à boire et à manger. On avait invité généreusement les copains à participer à la bombe.

C’est alors que la situation avait changé, et des rumeurs suspectes provenant de la rue de la Charbonnière avaient attiré l’attention toujours en éveil des consommateurs du père Korn.